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Ennius, et il l’achève par ces mots : « Maintenant que j’ai bien attaqué le sommeil, allons dormir… » Fronton réplique ; il était naturel que le maître eût le dernier mot dans cette joute. « Vous m’avez réfuté, lui dit-il, avec tant de savoir, de finesse et d’à-propos, que, si c’est la veille qui vous donne cette grâce et cet esprit, je me déclare vaincu ; mais vous me dites que vous m’avez écrit le soir et au moment où vous alliez dormir. C’est donc l’approche du sommeil qui vous a inspiré une si jolie lettre, car, ainsi que le safran, le sommeil, avant d’arriver, fait sentir de loin son parfum et son charme ». Puis viennent des éloges sans fin de l’esprit de Marc-Aurèle ; il reprend ses expressions les plus piquantes, il en développe la beauté ; il les analyse, il les commente, il les lui fait admirer à lui-même. Ces félicitations pédantesques rappellent tout à fait la scène des Femmes savantes et les commentaires de Philaminte sur le fameux quoi qu’on die. Seulement, si Fronton est bien à sa place dans cette scène, il nous déplaît d’y voir Marc-Aurèle.

Ainsi Fronton triomphait. Il voyait ses leçons écoutées, son exemple suivi. Il recevait tous les jours des lettres où Marc-Aurèle essayait de reproduire sa manière et malheureusement y parvenait. « Je suis heureux, écrivait-il à ce fidèle disciple, je suis gai, je me porte bien, je redeviens jeune quand je vous vois faire tant de progrès… Sans vous, j’aurais assez d’années, assez de travail, assez de gloire, peut-être un peu trop de peine et de chagrin. C’est vous qui, malgré mon âge avancé et ma santé chancelante, me faites désirer la vie ». S’il tenait ainsi à vivre, c’est qu’il espérait voir bientôt la rhétorique couronnée dans Marc-Aurèle ; c’était le rêve de sa vie, mais ce rêve ne devait pas se réaliser. Au moment où il se livrait ainsi à toute la vivacité de sa joie à la vue des progrès de son élève, cet élève lui échappait, et la philosophie l’enlevait pour toujours à la rhétorique.


III.

Depuis l’époque où, dans une ardeur de zèle prématuré, Marc-Aurèle s’était mis à porter le petit manteau et à coucher sur la dure, il n’avait jamais abandonné la philosophie. On sent bien aux railleries timides que Fronton lui adresse sur sa sagesse qu’il craignait quelque péril de ce côté. Il fallait pourtant que cette sagesse se fût bien humanisée pour ne l’avoir pas empêché de se livrer, comme il le fit, à la rhétorique ; mais cette première ardeur n’était qu’assoupie, et elle devait se réveiller. Il y avait auprès de lui un homme qui s’était donné la tâche de le ramener aux études et aux préférences de sa jeunesse. C’était un stoïcien nommé Rusticus, personnage austère, d’humeur difficile, qui n’était jamais