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content de rien. Tandis que Fronton louait sans cesse, Rusticus grondait toujours. Il s’élevait souvent entre les deux professeurs des contestations très vives sur le talent et le travail de l’élève. Fronton le portait aux nues, Rusticus faisait des réserves. Il insistait plus volontiers sur les imperfections que sur le mérité, et les complimens même qu’il était forcé de lui adresser avaient quelque chose de désagréable et de contraint. Il ne lui passait aucune faute, aucun travers, pénétrant pour les découvrir, impitoyable à les signaler. Malgré sa docilité et sa patience, Marc-Aurèle était parfois rebuté par ces brusqueries. Il se fâchait, il s’éloignait en grondant ; mais la réflexion le désarmait, et un instinct plus fort le ramenait toujours vers cet honnête homme qui lui disait si rudement la vérité. C’est ainsi que le stoïcisme reprit possession de lui. Naturellement la rhétorique perdait tout ce que gagnait la philosophie. Rusticus ne se faisait pas faute de montrer à son élève ce qu’elle a de vide et de puéril. Il se moquait de ces petits vers que Marc-Aurèle composait honteusement le soir quand tout le monde reposait, et dont il ne voulait pas d’autre confident que Fronton. Il raillait sans pitié ce soin coquet et futile de ciseler l’expression ; je soupçonne même que l’attaque devait être souvent plus vive et plus personnelle. Rusticus n’avait pas l’habitude de dissimuler ses sentimens, et sans doute, après avoir combattu le système, il s’en prenait franchement à l’homme. Quand Marc-Aurèle le remercie dans ses Pensées de l’avoir mis en garde contre les grands discoureurs, ces mots me font songer à Fronton ; n’est-ce pas de lui ou des gens de son école que le prince veut ici parler ? Qu’on se figure tout ce que devait perdre chaque jour ce pauvre rhéteur jusque-là si admiré à ces vigoureuses sorties du rigide stoïcien ! Il lui restait au moins la gloire de bien écrire : on vient de voir que Marc-Aurèle était ravi de son beau langage ; mais ce prestige même, il devait le perdre. Un jour Marc-Aurèle lut une lettre que Rusticus écrivait à sa mère de Sinuesse, où il se trouvait, lettre de philosophe, sans apprêts, sans efforts, où l’expression était le vêtement et non la parure de la pensée. Il en fut charmé, et il nous dit qu’elle lui donna le goût d’écrire les siennes plus simplement. On peut croire qu’il trouva dès lors moins de plaisir à lire celles de Fronton, et qu’il se sentit moins disposé à admirer et à imiter l’éloge de la fumée ou de la négligence. La rhétorique était donc fort ébranlée par tous ces assauts dans l’esprit du jeune prince ; elle fut tout à fait vaincue le jour où Rusticus lui apporta un livre nouveau, que le public ne connaissait pas encore, les Entretiens d’Épictète[1]

  1. Il semble du moins ressortir des expressions de Marc-Aurèle que les Entretiens n’étaient pas encore publiés. Il remercie Rusticus de les lui avoir laissé emporter chez lui (ὢν οΐϰοθεν μετέδωϰε). Si le livre avait été publié, Marc-Aurèle en aurait acheté un exemplaire, ou l’aurait emprunté, comme il faisait, à la bibliothèque d’Apollon palatin.