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une prétention fausse et une dangereuse erreur. Comme l’a si bien compris le génie sagace de M. de Tocqueville, la société française de nos jours n’est pas une société démocratique ; c’est, chose bien différente, une société en révolution. Elle se transforme en démocratie, mais sa métamorphose est loin d’être achevée. On se trompe quand on dit que la France a pour passion dominante le goût de l’égalité : elle en a peut-être la passion, elle n’en a pas encore le respect. Ce qu’on prend chez elle pour un profond amour de l’égalité n’est encore qu’un sentiment d’envie et de jalousie haineuse contre quiconque est au-dessus de nous. Chaque classe pratique volontiers l’égalité au-dessus d’elle, mais le courage lui manque pour la pratiquer au-dessous. On ne se trompe pas moins quand on dit que la France a le culte de la souveraineté nationale, et que même dans ses égaremens elle fait passer avant toute chose ce principe supérieur et sacré. Ce que l’on prend chez nous pour le respect de la volonté populaire n’est que le désir conçu par chaque citoyen de s’élever lui-même au pouvoir ou d’y pousser ses amis, et de gouverner dans le seul intérêt de sa classe. Toutes nos révolutions ont eu jusqu’à présent ce triste caractère du soulèvement d’une classe contre une autre et de la conquête à main armée suivie de l’oppression des vaincus. Chaque classe d’ailleurs, à peine victorieuse de celles qui l’avaient opprimée, ne songeait plus qu’à se réserver leurs dépouilles, et à disputer les fruits de sa victoire aux ambitions que son exemple avait éveillées. L’esprit de conservation et l’esprit de conquête, l’égoïsme satisfait et l’avidité jalouse, le désir de se mettre à la place des autres et la peur de se laisser prendre celle qu’on occupe, ce sont les passions dominantes qui ont dirigé jusqu’à présent la politique de notre pays. La bourgeoisie a commencé par déposséder la noblesse, c’est le peuple à présent qui voudrait déposséder la bourgeoisie. En se substituant au pouvoir de l’aristocratie abattue, les classes moyennes se sont en même temps substituées à ses préjugés et à son orgueil. En détrônant à leur tour les classes moyennes, la classe qu’on appelle plus particulièrement le peuple a voulu aussi les humilier et les dépouiller. Nos divisions de parti ne sont guère au fond que des divisions de classes ; elles tiennent moins à nos idées qu’à l’argent que nous avons dans notre bourse ou à la couleur du costume que nous portons. N’avons-nous pas vu dans tous les momens de trouble la société française se diviser d’elle-même en deux factions ennemies, celle des blouses et celle des habits noirs ? Il faut nous l’avouer franchement pour tâcher d’y porter remède, le grand malheur de la France est qu’elle n’en a pas encore fini avec ces passions haineuses qui accompagnent toujours les grandes métamorphoses sociales. La seule question que tout le monde comprenne et dont