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tout le monde soit ému, la seule qui existe aux yeux de l’immense majorité de la nation française, c’est encore l’éternel combat de la richesse ou de l’aisance contre la misère ou la pauvreté. En fait de principes ou d’opinions politiques, la masse du pays ne connaît encore que la voix de ses appétits.

Non certes, une société pareille n’a pas encore le droit de s’appeler une démocratie. Nous concevons toutes les inquiétudes de ceux qui croient cette confusion éternelle et qui n’ont pas comme nous une confiance entière dans la puissance régulatrice de la liberté. Nous comprendrions qu’on vît avec douleur la souveraineté livrée à la multitude, si la multitude devait rester perpétuellement ce qu’elle était il y a vingt ans, ce qu’elle est peut-être encore aujourd’hui. Alors la société française finirait par se détruire de ses propres mains, le règne du suffrage universel ne serait qu’un continuel passage d’une subordination aveugle et moutonnière à des accès de licence anarchique, et la démocratie ; au lieu d’être pour notre pays un moyen de salut et de régénération morale, ne serait plus que l’instrument prédestiné de notre ruine. Tel n’est pas, tel ne peut pas être le sort de la France. Nous ne sommes pas encore une de ces nations à moitié mortes dont il faut se contenter de ralentir la décadence et de prolonger quelques jours la vie. Nous sommes une nation dont la croissance n’est pas encore achevée, qui n’a pas encore trouvé sa forme définitive, et qui ne peut rester éternellement dans l’état de crise où nous la voyons. Nous ne sommes pas encore une démocratie, mais nous tendons à le devenir ; nous sommes, pour ainsi parler, une démocratie en formation, et, s’il faut en juger par l’espace que nous avons déjà parcouru, par le chemin qui nous reste à faire, c’est moins que jamais le moment d’opposer au courant qui nous entraîne des barrières qui l’irriteraient sans pouvoir le contenir.

Faut-il s’étonner que la transition soit longue ? Est-ce que l’enfantement du nouveau régime pouvait se faire sans effort et sans trouble ? Vit-on jamais dans l’histoire transformation pareille à celle que nous avons subie depuis quatre-vingts ans ? Si humiliés que nous devions être de l’affaissement temporaire et de la décadence apparente de la France, nous ne pouvons pas fermer les yeux au progrès accompli. Il y a quatre-vingts ans, quoique miné profondément par l’esprit de la société nouvelle, le principe de la monarchie absolue et de la propriété des rois sur les peuples était encore debout dans notre pays. Est-ce trop d’un siècle de révolutions pour passer du droit divin à la liberté démocratique moderne ? Les principes que les révolutions portent dans leur sein et quelles doivent un jour mettre au monde demeurent longtemps cachés sous les