Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/852

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pris le parti de ne plus agiter cette hypothèse avec ses familiers, encore moins avec ses frères, maintenant éloignés de lui et placés sur des trônes qui leur avaient créé des intérêts trop différens des siens. Sa pensée ne s’en était pas toutefois distraite, et des observateurs attentifs auraient pu découvrir de temps à autre, par la nature des sujets de conversation qu’il se plaisait à mettre sur le tapis, combien ce projet de divorce, dont il ne s’ouvrait pas encore directement, prenait pourtant chaque jour plus de consistance. Nous en citerons un exemple.

Au mois d’avril 1808, l’empereur, se rendant à Bayonne, s’était arrêté quelques jours à Bordeaux. Il n’était pas d’attentions aimables qu’il n’eût alors montrées pour le respectable évêque de cette ville, Mgr d’Aviau, dont nous aurons souvent l’occasion de parler plus tard à propos du concile de 1811, et qui a laissé dans son diocèse une grande réputation de sainteté et de charité. Napoléon n’avait rien négligé pour se rendre favorable le clergé de Bordeaux ; il avait poussé la recherche jusqu’à s’enquérir de ses moindres besoins. Reprochant doucement à l’évêque d’être mal logé et de ne pas prendre dans son abnégation assez soin de lui-même, ce qui était parfaitement vrai, il lui avait donné sur sa cassette une somme de 80,000 francs pour s’acheter une maison de campagne. Napoléon avait donc à ce premier passage laissé tous les ecclésiastiques de la Gironde charmés de son affabilité. A son retour de Bayonne, recevant de nouveau l’évêque et le clergé de ce diocèse, qu’il avait tant de raisons de croire si bien disposés pour lui, l’empereur, devenu tout à coup casuiste et évidemment afin de sonder l’opinion des ecclésiastiques qui l’entouraient, se mit à disserter à fond sur la convenance du divorce. Aussitôt un abbé Thierry, vieux docteur de Sorbonne, qui était bien loin de soupçonner ses intentions, essaya de lui objecter le passage connu de l’Évangile : « il n’appartient pas à l’homme de séparer ce que Dieu à uni. — Oui, cela est bon, reprit l’empereur, dans les cas ordinaires de la vie, sans quoi il n’y aurait plus rien de stable dans l’institution du mariage ; mais lorsque des causes majeures interviennent, lorsque le bien de l’état l’exige, cela ne peut être. » Son interlocuteur obstiné soutint intrépidement que le précepte de l’Évangile n’admettait pas d’exceptions. — « Eh quoi ! monsieur l’abbé, s’écria l’empereur, êtes-vous donc protestant ? — Comment ! reprit le grand-vicaire, très étonné de cette accusation. — Vous ne reconnaissez pas la tradition. — La tradition est unanime comme l’Écriture sur l’indissolubilité du lien conjugal. — Non ; affirma de nouveau l’empereur, la tradition est pour moi. Ne l’ai-je pas vu dans la Pologne, dans le grand-duché de Posen, dans les états de Hongrie et autres pays du nord où j’étais il y a si peu de temps ? » L’empereur