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autorité était moralement frappée de déchéance sans que la nouvelle fût entrée en action, achevèrent de pousser les choses à l’extrême. M. Derché explique fort bien les conséquences fâcheuses de cet interrègne.


« Le retard apporté au départ de Moustafa-Pacha de Constantinople est des plus malencontreux et pourra avoir de graves conséquences. Le gouverneur-général, découragé et malade, n’ose plus prendre aucune détermination, craignant d’être blâmé par cet envoyé extraordinaire ; quant aux troupes, elles restent, par la maladie du férik Osman-Pacha, sans ordres. La Porte eût dû cacher sa détermination et Moustafa-Pacha arriver sans être attendu ; l’effet, je crois pouvoir l’affirmer, eût été des meilleurs… La position devient de plus en plus critique ; il est à craindre que les troupes, poussées à bout, malades et froissées dans leur amour-propre, ne perdent patience et ne saisissent une occasion pour ouvrir le feu et défendre les paysans turcs. Il résulte des rapports qui me sont adressés de Candie et de Rétimo que la position dans ces villes est aussi très mauvaise. Les Grecs ne pensent plus aux demandes de leur supplique, ils veulent ou être annexés à la Grèce ou être érigés en une principauté indépendante[1]. »


Tel était l’état des choses au moment où les primats qui composaient l’épitropie prirent une mesure décisive. Le 2 septembre, une proclamation datée de Sfakia annexait la Crète au royaume de Grèce. L’exécution du décret était confiée « à la valeur du peuple généreux de la Crète, au patriotisme de nos frères les Hellènes résidant en tout pays, au libéralisme de tous les philhellènes ainsi qu’à la médiation puissante des grandes nations protectrices et garantes, et à la protection du Dieu tout-puissant. » Le temps était donc passé où quelques sages concessions et un changement de personnes auraient pu tout apaiser ; Moustafa-Pacha, à qui son âge, son caractère, sa réputation, ses relations antérieures avec presque tous les notables de l’île, semblaient rendre facile une mission de conciliation, arrivait deux ou trois mois trop tard. La confiance était trop grande parmi les Grecs, ils s’étaient trop enivrés de leurs propres espérances, ils avaient été trop encouragés par les fautes de leurs adversaires, pour vouloir rien entendre. Il s’agissait pour eux de montrer les armes à la main que leur vote d’annexion n’était pas une vaine fanfaronnade ; pour les Turcs, il s’agissait de prouver à leurs sujets et à l’Europe, par la manière dont ils combattraient l’insurrection, qu’ils possédaient encore le seul droit en vertu duquel ils pussent prétendre à détenir la Crète, le droit de la force.

  1. Dépêche du 3 septembre 1866.