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pouvoir, qui sont ici les chefs de l’église. Le gouvernement mormon étant une très stricte théocratie, il en résulte qu’au bout de quelques générations le peuple proprement dit aura crû en simple proportion normale, tandis que les enfans des elders, évêques, apôtres, formeront une véritable tribu de Juda, puissante par le nombre, puissante par la tradition de famille, qui étendra sur ce peuple la verge de l’autorité, et pourra le gouverner sans déviation ni hérésie selon l’esprit de la secte, c’est-à-dire selon les principes combinés de la démocratie et de la théocratie.

Il nous semble qu’un Américain, lorsqu’il arrive à l’âge de réflexion, doit être parfois fort embarrassé de décider où est la vérité, non-seulement sur les choses métaphysiques, mais sur les choses les plus élémentaires de la vie sociale. Quelle est la vérité sur le mariage par exemple, ou, pour mieux parler, sur les relations des sexes ? Des sectes sans nombre lui présentent leurs théories qui sont radicalement opposées. S’il doit en croire les perfectionnistes, le mariage est un état contraire à la perfection, et les unions libres sont les seules qui sont vues par Dieu d’un œil de satisfaction. Selon les mormons, le mariage est une chose si sainte que plus on épouse de femmes, plus on approche de la perfection. Selon les shakers enfin et d’autres sectes encore (les tunkers par exemple, une variété des baptistes), le célibat est la seule voie qui conduise à la sainteté. Cette communauté vraiment respectable des shakers mérite une mention toute particulière, car elle prouve qu’il n’est pas de doctrine, si absurde qu’elle soit, qui ne puisse porter des fruits bénis lorsqu’elle a été dictée par un cœur pur. La fondatrice de la secte, Anne Lee, loin d’être une grande intelligence, était une pauvre folle pleine de visions cornues qui avait été initiée à la vérité par les prédications d’une autre folle, Jane Wardlaw, femme d’un tailleur. Nous sommes là dans un tout petit monde bien obscur, bien fanatique, bien ignorant, — les derniers des misérables selon le monde, — mais pieux, sincère et droit de cœur. Ces pauvres gens ne savaient certes ce qu’étaient le beau et le vrai, mais leurs âmes étaient unies à l’âme du bien, et tout fut gagné par là pour eux. Jane Wardlaw, qui vivait dans le Lancashire, il y a quelque cent ans, annonça que le Christ allait faire son second avènement, et que cette fois il apparaîtrait sous la forme d’une femme. Cette idée baroque n’était cependant pas sans une certaine portée, et l’ignorante ne faisait que devancer de plus d’un siècle la femme-messie de nos beaux esprits saint-simoniens et d’autres doctrines modernes. Anne Lee, fille et femme de forgerons de Manches, personne hystérique et portée aux visions, qui avait été ouvrière dans une de ces filatures de coton qui étaient alors à leur aurore, puis servante de gargote, se figura naïvement qu’elle était ce messie