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féminin annoncé par Jane Wardlaw, et déclara le fait à ses voisins, amis et parens. Quelques-uns la crurent ; il n’y eut que son mari qui semble avoir été récalcitrant jusqu’à la fin, bien qu’il l’ait accompagnée tendrement dans ses épreuves et son grand voyage. C’est dans la prison d’Old-Bailey, où elle avait été fourrée par un prosaïque constable pour fait de prédication illégale, qu’elle reçut la visite du Christ et qu’elle devint une avec lui de corps comme d’esprit. Quand on a reçu une telle visite, le résultat infaillible, fût-on le plus borné des mortels, est qu’on acquiert subitement des dons d’intelligence qu’on n’avait pas auparavant. « En Amérique ! dit-elle à ses sept croyans, c’est là que doit s’établir l’église de Dieu. » Cette décision fut chez cette pauvre fanatique un véritable trait de lumière. Sa patrie véritable était bien cette Amérique où les disciples de ce George Fox, aussi obscur et aussi méprisé qu’elle, avaient fondé un peuple, cette Amérique où retentissaient encore les échos des prédications de Whitefield, source de ce qu’il y a de sentiment religieux populaire aux États-Unis même aujourd’hui. La bande s’y installa dans le New-York, près d’Albany, et y vécut pauvrement, obscurément, courageusement ; mais les idées, aussi bizarres qu’elles fussent, que prêchait Anne Lee étaient de celles qui auront toujours prise sur le peuple, lequel est millénaire de sa nature et écoutera toujours infailliblement celui qui lui annoncera l’avènement prochain du règne de Dieu ou du règne de la justice, ce qui est la même chose sous des noms différens. Aussi la secte recruta-t-elle sûrement des adhérens, et aujourd’hui on compte aux États-Unis six mille shakers, divisés en dix-huit communautés, dont la plus célèbre est celle de Mount-Lebanon, dans l’état de New-York.

Plusieurs des idées des shakers leur sont communes avec les autres sectes américaines, par exemple celle-ci, qui se rencontre dans presque toutes, et qui est bien américaine et démocratique : le travail a cessé d’être maudit ; mais ici cette idée se présente comme la conséquence de cette croyance : le Christ a fait sa seconde apparition, et le règne de Dieu a déjà commencé. Selon les shakers, le monde ne se doute pas de cet avènement, que connaissent seuls les vrais croyans, lesquels doivent vivre en vertu de cette lumière, non comme vivent les hommes charnels sur la terre, mais comme vivent les âmes dans le ciel, car en fait le ciel et la terre sont maintenant confondus. Il s’ensuit que l’ordre de croître et de multiplier a pris fin, et que le célibat est l’état naturel de ceux qui ont reçu la nouvelle révélation. Toutes les sectes qui regardent le célibat comme l’état de perfection ont une tendance à la vie monastique ; les shakers ne font pas exception sous ce rapport. Leurs communautés sont de vrais couvens ; leurs mœurs et leurs habitudes sont conventuelles. Ils ont un régime pythagorique et vivent de laitages, de gâteaux et de