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marchaient toujours du même train, il était presque sûr d’arriver général avant la retraite. En attendant, il portait légèrement sa pauvreté, qui, pour le fils d’un simple garde, était une opulence relative. Sa chambre lui paraissait luxueuse et les beefsteaks ratatinés de la pension très-succulents. Quoiqu’il se refusât toute dépense inutile, on peut dire que jamais il n’avait chômé de plaisir. On le mettait de toutes les parties ; il montait à cheval avec les officiers de dragons ; il chassait en hiver chez les jeunes gens riches, il conduisait le cotillon au bal de la préfecture. Les grisettes le voyaient d’un œil favorable ; bref, en langage militaire, il était des bons, c’est-à-dire des heureux.

Le soir où il rentra chez lui par ordre du commandant Moinot, il lui sembla que son étoile s’était éclipsée tout à coup, et la petite chambre prit un aspect sinistre. Le fidèle Bodin lui apporta son dîner parfaitement froid ; il y toucha du bout des dents et se plongea dans une méditation décourageante. Il était mécontent de lui-même et des autres ; il venait d’offenser sans le vouloir un excellent homme, presque un vieillard ; ce petit événement ne manquerait pas de se résoudre en mauvaises notes ; l’inspection générale approchait ; pour une faute dont en somme il n’était qu’à moitié coupable il risquait de manquer la croix. C’était sa troisième proposition. La première faute, au lendemain de Solferino, avait échoué parce qu’en guerre les blessés passent avant tout. La deuxième datait d’un an ; elle fut biffée par l’inspecteur lui-même, qui ajouta aux notes d’Astier « Trop familier avec les inférieurs ; manque de tenue. » C’était Blanche Vautrin, qui le soir, dans un salon, avait dit au général :

« Voyez-vous ce grand officier, là-bas, qui a la tournure d’un roi ? Il se fait tutoyer par son ordonnance, sous prétexte qu’ils ont gardé les animaux ensemble dans leur pays. »

Le général avait vérifié le fait et lavé la tête au bon Astier. Pour cette fois, l’affaire semblait autrement grave, mais Paul était peut-être moins sensible au dépit de perdre son dû qu’à la honte d’accuser un camarade. Il flairait une basse trahison, et il ne pouvait se faire à l’idée qu’un officier français en fut l’auteur. La première sensation du mal physique fait pousser les hauts cris à l’enfant nouveau-né ; le jeune homme ressent quelque chose de semblable lorsqu’il naît à l’expérience en découvrant que le mal moral existe et que tout le monde n’est pas honnête et bon comme lui. Paul se jeta tout habillé sur sa couchette et pleura.


III

Il resta quinze jours à se ronger les poings, dans une solitude absolue, sans visites, sans nouvelles, sans autre distraction que le