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Pour un simple citoyen, rester chez soi, et même y rester seul, fût-ce durant une semaine ou deux, ne serait pas une peine ; pour le jeune officier, c’est un supplice. Le logement garni n’est pas un domicile ; on y est chez son propriétaire, chez ses prédécesseurs, chez tout le monde, hormis chez soi. Non— seulement le cœur ne s’attache à rien dans ces gîtes, mais l’esprit y est inquiet, voletant, suspendu sans savoir où se peser. De là vient cette impatience des étrangers dans la plus confortable et la plus riche auberge et ce besoin d’en sortir, vraie nostalgie qui chasse les habitants du Grand-Hôtel et de l’hôtel Meurice vers les théâtres et les lieux publics. Le malaise est mille fois plus intolérable dans ces appartements meublés sans meubles, dans ces garnis dégarnis que l’officier loue en moyenne vingt francs par mois. Le logeur ne peut pas donner mieux à ce prix-là, et les logés ne sauraient guère y mettre davantage. Paul Astier, comme tous les lieutenants d’infanterie, payait vingt francs de chambre, soixante-cinq francs de pension et quinze d’extra pour les réceptions obligées ; son ordonnance lui coûtait douze francs, plus cinq à l’ordinaire du corps pour dispense de service. Il donnait quinze francs par mois au tailleur, cinq au bottier pour l’entretien et le renouvellement de sa garde-robe, douze à la blanchisseuse, cinq à la cantinière pour la nourriture de son chien. Le total de ces dépenses, dont une seule, le chien, n’était pas indispensable, s’élevait à cent cinquante-quatre francs par mois. Il restait onze francs pour l’imprévu, le café, les cigares, l’achat et la location des livres, les fournitures de bureau, le permis et les munitions de chasse, les déplacements, les caprices et les munificences. Le café seul, aux officiers les plus sobres, coûte environ trente francs par mois ; mais pourquoi vont-ils au café ? D’abord parce que c’est l’usage, et que dans l’armée plus qu’ailleurs chacun doit vivre comme tout le monde. Ajoutez que l’État n’a jamais voulu leur donner un lieu de réunion où l’on pût s’asseoir et causer sans obligation de boire.

Paul occupait une chambrette des plus modestes dans le vieux quartier de Nancy, rue du Maure-qui-Trompe. Une couchette de fer, une commode, une table, une malle et trois chaises, voilà l’inventaire au complet. Un fusil Lefaucheux, gagné au tir, et une demi-douzaine de pipes décoraient la paroi principale. Dans ce réduit, le jeune homme dormait depuis deux ans, et il y avait fait les plus beaux rêves du monde. La vie lui souriait, il aimait son métier ; ses chefs, ses camarades, ses soldats l’estimaient à qui mieux mieux. Simple engagé volontaire, il se trouvait aussi avancé à vingt-six ans que les élèves de Saint-Cyr. Depuis trois ans, à chaque inspection générale, il était porté pour la croix, on parlait de le présenter au choix pour le grade de capitaine. Si les affaires