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sont enfouies aussitôt que livrées parce qu’elles feraient peu d’honneur au goût des bureaucrates qui les choisissent. Il serait bon que cette dépense fût contrôlée comme toutes les autres, non par la cour des comptes, mais par l’examen du public. Quel inconvénient verriez-vous à ce que les emplettes de chaque année fussent groupées pendant un mois ou deux dans quelque coin du Luxembourg ? Nous saurions mieux ce qu’on fait de nos deniers, ce qui est peu de chose, et dans quel sens on pousse nos artistes, ce qui est d’une importance vitale.

L’état, la ville, les chefs-lieux de département, se sont mis à construire et à décorer des édifices sans nombre : palais, églises, fontaines et le reste. On nous en a plus fait et plus fait payer es vingt ans qu’à nos ancêtres en deux siècles. Cette prestation extraordinaire occupe et même absorbe un grand nombre d’artistes qui n’ont plus guère le temps d’exposer. C’est pour eux qu’on ajoute au livret la liste bien incomplète des ouvrages exécutés dans les monumens publics. Malheureusement nos ministres, nos préfets et nos édiles, trop pressés de jouir et de s’admirer dans leurs œuvres, exigent que les commandes soient livrées dans un délai dérisoire. Ils préfèrent, dit-on, le travail un peu bâclé à celui qui retarderait, sous prétexte de perfection, les discours et les banquets de l’inauguration solennelle : impatience bien légitime et qui semble un hommage rendu à l’instabilité des choses humaines ; mais il n’est pas improbable que les trois quarts de nos artistes aient la main gâtée dans cinq ans.

Autre affaire. On a critiqué sous un précédent régime le mot d’un homme d’état qui disait aux aspirans électeurs : Enrichissez-vous ! Le régime actuel n’a jamais rien dit de semblable ; mais en faisant pulluler des richesses factices qui montrent la corde aujourd’hui, en persuadant à la France qu’elle avait 40 milliards de valeurs mobilières, en érigeant la dépense à la hauteur d’un principe, en imposant L’exemple du luxe et du grand train, il a mis tous les citoyens, sans excepter les artistes, en demeuré de s’enrichir. J’en sais plus d’un qui aimerait mieux rester pauvre et créer des chefs-d’œuvre ; mais il est avéré que les chefs-d’œuvre ne se font qu’à Paris, et, pour y travailler, il faut y vivre, c’est-à-dire payer des loyers exorbitans, consommer des produits grevés de taxes monstrueuses. Si l’esprit mercantile a corrompu les sources de l’art, si tel peintre recopie incessamment le tableau qu’il a bien vendu, si tel autre débite ses compositions en menues tranches pour les mettre à la portée de toutes les bourses, si le succès d’un joli Chanteur florentin signé Dubois fait éclore tout un pensionnat de gringalets archaïques, si chaque nouveauté hardie et remarquée traîne