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vraisemblablement un homme d’état, c’est du moins un très viril homme d’affaires, un Normand de forte complexion, d’esprit aiguisé et de verve audacieuse, fermement assis sur une fortune solide, parlant de l’industrie et du commerce avec l’âpreté éloquente de l’homme, qui défend ses intérêts, et portant dans les débats du parlement la satisfaction de soi-même et l’aisance de l’industriel heureux qui n’a plus rien à craindre.

M. Pouyer-Quertier, avec son imperturbable et vigoureux aplomb, fait en vérité un peu la figure d’un hercule de la protection soulevant les milliards à bras tendu, et ne faisant qu’une bouchée des millions d’impôts qu’il a payés, dit-il, dans sa vie. L’habile député de Rouen est certes un orateur des plus hardis, et même à la rigueur on ne l’aurait pas cru si enflammé pour les franchises parlementaires qu’il revendique aujourd’hui. Il s’était montré longtemps assez tiède pour tout libéralisme ; mais la passion fait de ces miracles, et voilà ce qui arrive. On a tout soutenu jusque-là, on n’a pas marchandé son appui tant que l’omnipotence administrative n’atteignait que les autres ; le jour où on se sent atteint, soi-même, on se réveille tout d’un coup en bonne humeur d’opposition, et en se tournant vers ce gouvernement à qui on aurait autrefois tout permis on s’écrie dans un mouvement de leste ironie : « On n’écoute personne dans ce gouvernement, on sait tout, on n’a besoin de l’avis de personne ! » Il est évident qu’on n’a pas assez écouté l’avis de l’intrépide député de Rouen, et que, si on l’eût écouté, on n’eût pas fait par exemple la réforme, de 1860. M. Pouyer-Quertier a parlé pendant deux jours sans se lasser et sans lasser l’attention de ceux qui l’ont entendu ; pendant deux jours, il a entassé les chiffres, les supputations et les plus prodigieux calculs. Qu’a-t-il prouvé ? Qu’il était un praticien consommé assurément, et de plus un homme d’esprit fort capable de tourner en ridicule les livres de l’administration des douanes. Malheureusement pour lui il a trouvé en M. Rouher un calculateur plus habile encore, qui est venu mettre en déroute bon nombre de ses chiffres et qui a fini par lui prouver que, pour un homme si prompt à se moquer des autres, il tombait lui-même parfois dans d’étranges confusions.

Au fond, à travers tous ces merveilleux calculs et ces chiffres, — car cette discussion, qu’on nous passe le mot, a été une véritable débauche de chiffres, — une chose se dégage nette et certaine, c’est que cette réforme commerciale était un progrès nécessaire, longtemps ajourné, réalisé peut-être assez brusquement comme un expédient politique, mais, dans tous les cas inévitable ; elle répondait à toute une situation économique où un système démesurément protecteur, quand il n’était pas purement prohibitif, n’apparaissait plus que comme une anomalie surannée pesant sur la consommation universelle, énervant la production elle-même, privée du stimulant salutaire de la concurrence, prolongeant des conditions artificielles. Elle n’était même point une nouveauté autant