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surnommèrent le fort de la halle. On dit que ce bâtiment, dont le plan n’aurait déparé aucun ouvrage technique de castramétation, déplut singulièrement en haut lieu ; mais il ne subsista pas moins jusqu’au jour où l’ouverture de la rue Turbigo, dégageant la caserne du Prince-Eugène, vint le rendre stratégiquement inutile. L’essai était malheureux, on ne le renouvela pas ; un tel spécimen suffisait amplement à certaines nécessités accidentelles, et l’on chercha un genre de construction mieux approprié au but qu’on s’était proposé. La partie vitrée de la gare de l’ouest et le souvenir du palais de cristal qui avait, à Londres, abrité l’exposition universelle de 1851 donnèrent l’idée d’employer presque exclusivement la fonte et le verre. On peut voir aujourd’hui qu’on a eu raison d’avoir recours à ces légers matériaux, qui remplissent parfaitement les conditions qu’on doit exiger dans des établissemens semblables.

Depuis 1851, on n’a cessé de travailler aux halles, et pourtant elles ne sont point encore terminées. Rien n’a manqué cependant, ni l’activité, ni l’argent ; mais l’œuvre était longue, d’autant plus longue et délicate qu’on l’avait entreprise sur les terrains occupés par les marchands, qu’il a fallu respecter leurs droits, ne pas apporter une trop vive perturbation dans leurs habitudes traditionnelles, et qu’on n’a pu avancer qu’avec beaucoup de lenteur. Il est probable cependant que l’on touche au terme, et que d’ici à deux ans les halles, absolument reconstruites, offriront une telle ampleur que nul marché connu ne pourra leur être comparé. Le changement a été profond et si radical qu’il n’a rien laissé subsister des choses du passé. Les piliers, ces fameux piliers des halles dont il a tant été parlé jadis, ont disparu ; les passages entre-croisés, sales, malsains, par où l’on arrivait si difficilement sur le carreau, ont fait place à des voies larges, aérées et commodes ; ces cabarets qui dès minuit s’ouvraient à toute la population vagabonde de la grande ville, aux chiffonniers, aux ivrognes, aux repris de justice, qui là, sous toute sorte de dénominations, trouvaient de l’alcool à peine déguisé, ces repaires où l’ivresse engendrait la débauche et menait au crime, ont été enlevés et rejetés hors de l’enceinte actuelle de Paris ; en modifiant ce quartier, en l’épurant, on l’a moralisé. Les halles sont aujourd’hui ce qu’elles auraient dû toujours être, un lieu de transactions sévèrement surveillées, un réservoir où la population parisienne peut venir en toute sécurité puiser les subsistances dont elle a besoin. Autour de ce marché central, quelques restes de l’ancien Paris sont cependant demeurés debout comme une impuissante protestation du passé ; il suffit de traverser la rue Pirouette, les rues de la Grande et de la Petite-Truanderie pour s’étonner qu’on ait pu vivre et qu’on vive encore dans de pareils cloaques.