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que l’élection naturelle scrute journellement, à toute heure et à travers le monde entier, chaque variation, même la plus imperceptible, pour rejeter ce qui est mauvais, conserver et ajouter tout ce qui est bon, et qu’elle travaille ainsi partout et toujours, dès que l’opportunité s’en présente, au perfectionnement de chaque être organisé par rapport à ses conditions d’existence organiques et inorganiques. »

La dernière phrase de ce passage me semble avoir été oubliée par quelques-uns des plus dévoués disciples de Darwin. Elle est pourtant essentielle, en ce qu’elle implique une réserve importante que l’auteur du reste a formulée un peu plus loin. Le darwinisme, a-t-on dit, est la doctrine du progrès, et on lui en a fait un titre de gloire ; il prouve, a-t-on ajouté, que la nature perfectionne sans cesse son œuvre en ne confiant la reproduction des êtres qu’aux plus forts, aux mieux doués. Cette conséquence est au moins exagérée. En tout cas, la supériorité dont il s’agit ici est toute relative, elle est subordonnée aux conditions d’existence, en d’autres termes, au milieu. Or un caractère qui, considéré en lui-même et à notre point de vue, constitue une véritable supériorité, peut devenir inutile et même nuisible dans certaines circonstances. La réciproque est également vraie. À parler d’une manière générale, l’animal dont tous les sens sont bien développés est supérieur à celui qui est privé de la vue. Pourtant à quoi serviraient les yeux les plus perçans à ces reptiles, à ces poissons, à ces insectes, vivant au fond des cavernes de la Carniole ou de l’Amérique à l’abri de toute lumière ? N’est-il pas préférable pour eux que la part d’activité physiologique nécessaire au développement de ces organes soit reportée sur les sens de l’ouïe ou du toucher en vertu de la loi de compensation et d’économie ? La souris, la seule espèce de son genre qu’aient connue les anciens, a dû à sa petitesse même de survivre à l’invasion du rat noir apporté d’Orient par les navires des croisés. Plus tard, quand le surmulot est venu à son tour, vers le milieu du dernier siècle, attaquer ses deux congénères, il a promptement exterminé le rat noir, presque son égal en taille et en force, tandis qu’il n’a pu atteindre la faible et petite souris, abritée par les retraites étroites où ne pouvait pénétrer son grand et robuste ennemi. Il est aisé de comprendre que des faits analogues doivent être extrêmement multipliés dans la nature, plus même que ne semble l’admettre Darwin. Qu’on en déduise les conséquences en leur appliquant la loi d’accumulation des différences par l’hérédité, et on reconnaîtra combien est logique cette déclaration expresse du savant anglais : « Il est très possible que l’élection naturelle adapte graduellement un être à une situation telle que plusieurs de ses organes lui soient inutiles. En ce cas, il y aura pour lui rétrogradation dans l’échelle des organismes. »