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Darwin revient ailleurs sur cette pensée, et invoque en particulier à l’appui de ses dires les espèces animales aveugles que je rappelais tout à l’heure. Il se rencontre ici avec Lamarck et dans l’idée et dans les exemples. Nous voilà ramenés aux transformations régressives du naturaliste français. Ce n’est pas à mes yeux un des moindres mérites de la théorie que j’expose. Le mot de progrès séduit aisément les esprits qui, se plaçant exclusivement au point de vue de l’homme et le prenant pour norme, ne comprennent la marche en avant que dans un sens unique. Or il n’en est pas ainsi dans la nature, pas plus dans le monde organisé que dans le monde inorganique. Il n’y a ni haut ni bas dans l’ensemble des corps célestes, nos antipodes marchent sur leurs pieds aussi bien que nous. Chez les animaux et les plantes, les espèces dites supérieures ne sauraient exister dans les conditions où prospèrent par myriades des êtres regardés comme inférieurs. Ceux-ci sont donc plus parfaits que les premiers relativement à ces conditions. Or la lutte pour l’existence et la sélection naturelle ont avant tout pour résultat forcé de satisfaire le mieux possible aux conditions d’existence, quelles qu’elles soient. Sans doute, si l’on accepte toutes les idées de Darwin, il a du se manifester dans l’ensemble une complication croissante des organismes, une spécialisation progressive des fonctions et des facultés ; mais le contraire a dû inévitablement se passer aussi bien des fois. À tout prendre, le darwinisme est bien moins la doctrine de ce que nous appelons le progrès que celle de l’adaptation.

Là même se trouve un des argumens les plus plausibles proposés par Darwin pour mettre d’accord avec sa théorie l’existence du nombre infini des espèces inférieures et la persistance de certaines formes. De là aussi l’on déduit aisément l’explication d’un fait important reconnu d’abord par les botanistes, dont la zoologie fournirait de nombreux exemples, et qui sert à son tour à en expliquer plusieurs autres : c’est qu’une espèce présente d’autant plus de variétés ou de races qu’elle occupe une aire géographique plus considérable et qu’elle compte un plus grand nombre de formes dérivées de son type. On comprend en effet que, pour lutter avec avantage contre les conditions variées résultant d’une grande extension comme pour prendre le dessus dans une région donnée, les représentans d’une espèce doivent posséder à un degré supérieur la plasticité organique et physiologique que Darwin admet comme Lamarck et M. Naudin. Il résulte encore de la loi d’adaptation que la lutte pour l’existence est inévitablement plus violente entre les êtres les plus rapprochés par leur organisation, et que les chances seront en faveur de ceux qui pourront se plier à quelques conditions de vie moins rudement disputées. Ce qui est vrai pour les espèces l’est