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jeunesse ne demandait qu’à m’obéir, je lui faisais jouer les symphonies de Beethoven et ce qu’on peut imaginer de plus difficile en fait de musique instrumentale. Cela allait quelquefois à la diable; mais c’était jeune, intelligent, et cela me charmait. » Il vécut ainsi jusqu’en 1847, paisible, heureux, entre les soins donnés à son lycée et ses préoccupations gastronomiques, passant d’un bon dîner à la table d’écarté, et terminant la soirée par quelque conversation bien arriérée sur les événemens publics.

Rossini fut jusqu’à la fin en politique l’homme des anciens partis. Il pouvait rire et gouailler à la surface; au fond, il était du passé, opinait en codino. Il croyait aux souverains, prenait au sérieux les grands cordons des diplomates, et recevait même des tabatières. Pourquoi ne le dirions-nous pas, puisque la faute en revient à l’époque qui le vit naître? l’artiste manqua toujours un peu de dignité; ce rôle d’amuseur, qu’un Verdi par exemple n’accepterait plus, ne lui causait aucun embarras. Chez les négociateurs du congrès de Vienne comme dans les salons de l’aristocratie anglaise, il courtisait les influences, s’ingéniait à gagner de l’argent par les petits côtés de sa nature, tantôt en fabriquant des cantates de circonstance sur la commande d’un Metternich qui l’appelait d’un air protecteur « le dieu de l’harmonie, » tantôt en consentant à Londres à faire le métier d’accompagnateur. « La mode, la fureur était d’avoir chez soi ma figure. Ma femme chantait, je l’accompagnais au piano, et nous recevions pour cela cinquante livres par soirée, ce qui commençait à compter, quand on pense que cette industrie se prolongea pendant trois mois sans interruption. » J’extrais ces lignes d’un recueil très intéressant de conversations avec Rossini publié tout récemment en Allemagne par M. Ferdinand Hiller[1]. Pendant l’été de 1856, le savant directeur du conservatoire de Cologne, se trouvant à Trouville, y rencontra l’auteur de Guillaume Tell, venu là pour tâcher de remettre en équilibre son système nerveux déjà fort ébranlé. On ne passe pas vingt-cinq ans de sa vie à composer des opéras et quarante-cinq ans à se faire adorer du monde entier sans qu’une certaine lassitude vous gagne. Rossini avait encore à cette époque toute sa vivacité d’esprit ; il causait volontiers sur les hommes et les choses, et ce fut pour M. Ferdinand Hiller, qui d’ailleurs connaissait le maître de longue date, une vraie bonne fortune que de pouvoir ainsi chaque jour donner la réplique à un pareil interlocuteur. Rossini tout entier vit et parle dans ces entretiens à bâtons rompus, qu’on entame en allumant un cigare, et que vient suspendre une partie de domino. Nous regrettions naguère qu’un

  1. Gelegentliches von Ferdinand Hiller, Leipzig 1868.