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le grand art, échangent avec une égalité parfaite leurs plus fines penisées sur les sujets les plus frais et les plus gracieux du monde, l’air, la lumière, la verdure, l’eau, le comfort moral des intérieurs bien clos, la cordialité de la vie modeste.

Cependant cette galerie où domine la nature éternellement jeune, éternellement contemporaine, n’est pas dépourvue de tout intérêt historique et de tout charme rétrospectif. Rubens y figure par un portrait de Marie de Médicis tout éclatant de sa magnificence ordinaire. Quelle charmante surprise que le portrait de la reine Marie, femme de Guillaume III, par Nestcher ! Quoi ! cette aimable dame, c’est la fille du maussade Jacques II et de la maussade Anne Hyde ? Quoi ! ces deux âmes grises ont produit à elles deux cette douce lumière à laquelle le vaillant phthisique Guillaume aimait tant à se réchauffer, après laquelle il ne fit plus que languir et grelotter ? Ce portrait même ne nous éloigne pas trop de la nature, car Constantin Nestcher a représenté Marie comme il convient de représenter une reine hollandaise et anglaise, au milieu d’un jardin seigneurial, près d’une fontaine jaillissante. Devant elle, un de ces jolis kakatoès chers de tout temps à la Hollande aux goûts exotiques trahit les légères bizarreries de la reine, et, si le peintre eût ajouté aux accessoires de son tableau quelques-unes de ces fines porcelaines de Chine qui furent au nombre des dadas favoris de Marie, son gracieux signalement serait aussi complet que possible.


III. — ROTTERDAM. — PAUL POTTER.

La principale curiosité de Rotterdam, ce n’est ni son spacieux plantage, ni sa statue d’Érasme, ni le système de canaux qui divisent ses quartiers. Cette curiosité est toute morale, n’est consignée dans aucun guide, et peut fort bien par conséquent rester inaperçue de l’œil du voyageur. Si vous tenez à l’apercevoir, ne vous faites pas descendre dans un des hôtels des beaux quais de cette ville ou dans un des logemens fashionables des quartiers qui avoisinent le plantage, allez tout droit dans Hoogstraat, qui est la grande rue commerciale de la ville, une manière d’Oxford-street, d’Holborn ou de rue Saint-Denis, mettez-vous à votre fenêtre et regardez. Au bout de quelques instans, vous croirez être le jouet d’une illusion, la dupe de quelque phénomène d’hypnotisme singulier, et vous vous direz à vous-même, en vous frottant les yeux : — Ah çà mais ! est-ce que je rêve ? l’aventure du dormeur éveillé s’est-elle réalisée pour moi, ou bien me suis-je trompé de route par le plus inexplicable des malentendus ? Suis-je bien ici à Rotterdam, dans Hoogstraat, ou suis-je à Londres, dans le Strand ?