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duquel il nourrissait l’espoir de joindre une défaite à la première mystification qu’il venait de nous infliger. Au moment où nos officiers de marine quittaient Houdon par une porte, un peu honteux de leur déconvenue, l’agent siamois y entrait par l’autre. Son dessein était d’entraîner le roi à Bangkok et de l’y faire couronner sans avoir à compter avec nous. L’entreprise était audacieuse, il se mit à l’œuvre avec sa fougue ordinaire. S’attaquant d’abord aux mandarins conseillers ordinaires de Norodom, il leur montra les avantages que leur maître et eux-mêmes retireraient d’un voyage à Bangkok, et les risques sérieux qu’ils ne pouvaient manquer de courir en déplaisant au roi de Siam. Il sut profiter, pour agiter les populations, des intelligences qu’il avait dans certaines provinces, notamment dans celles de Compong-soaï et de Pursat, dont les gouverneurs, créatures de la cour de Bangkok, avaient protesté contre l’alliance française. On n’a pas oublié que sans notre intervention ces deux provinces allaient subir le sort d’Angcor et de Battambang et être annexées au royaume de Siam. S’en prenant enfin au roi lui-même, il lui rappela ses promesses et son traité, qu’on pouvait produire pour le brouiller avec nous. Il lui fit redouter l’insurrection des provinces du sud, qui demandaient, selon lui, à se séparer du Cambodge ; il lui soutint avec audace que les Français le trompaient indignement, que leur empereur avait refusé sa ratification au traité ; il lui affirma que les Anglais d’ailleurs étaient décidés à soutenir par tous les moyens la politique siamoise. Bref, il finit par arracher à Norodom son consentement, et lui enleva jusqu’au courage de s’ouvrir avec nous. Les préparatifs du départ furent tenus secrets jusqu’au moment où, plusieurs bâtimens siamois étant arrivés à Compot, la nouvelle éclata comme un coup de tonnerre sur la tête de M. de Lagrée. Celui-ci rencontra pour la première fois chez le roi une détermination bien arrêtée et une résistance invincible. Norodom ne voulait pas perdre sa couronne, et, puisqu’on ne voulait la lui rendre qu’à Bangkok, il irait l’y chercher. D’ailleurs les ratifications du traité du protectorat n’arrivaient point, et ce retard, dont il ne voulait pas comprendre les causes, autorisait tous ses soupçons, légitimait toutes ses inquiétudes. Il annonça son départ pour le 3 mars, et ce jour-là quitta en effet sa capitale, abandonnant à ses ministres le gouvernement du Cambodge. L’agitation de Pursat et de Compong-soaï cessa comme par enchantement.

Nous allions donc être vaincus par la cour de Bangkok dans cette lutte sourde engagée depuis le traité du mois d’août 1863. La résignation était difficile. Quand M. de Lagrée connut par la rumeur publique les argumens qui avaient décidé le roi à se laisser enlever,