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il n’était plus temps de les combattre, sa majesté était partie. L’heure était décisive. M. de Lagrée obéit à l’une de ces inspirations subites qui relèvent les causes jugées perdues. La présence d’une petite garnison siamoise dans la capitale du Cambodge nous autorisait à faire débarquer quelques soldats. Les autorités y consentirent sans peine, et nos hommes furent logés assez près de la troupe siamoise pour observer tous ses mouvemens. Le pavillon français fut arboré sur la caserne du détachement d’infanterie de marine et salué de vingt et un coups de canon. Ce fut là ce qui nous ramena la fortune.

Le roi n’était pas loin sur la route de Compot. Effrayé du bruit de l’artillerie, et s’imaginant que nous allions profiter de son absence pour nous emparer du Cambodge, il fit halte brusquement, puis rétrograda d’une étape. Phnéa-rat lui-même hésita. Le beau succès de tenir le roi et de perdre le royaume ! Voici le parti auquel il s’arrêta. Il fit écrire par Norodom une lettre qui avait pour but d’amener le résident français, demeuré jusque-là vis-à-vis du roi dans les limites d’une déférence courtoise, à lui adresser des menaces dont à Bangkok on comptait se prévaloir contre nous par-devant l’assemblée des consuls réunis, suivant une expression souvent employée par le plénipotentiaire siamois. Le piège était grossier, c’est Phnéa-rat qui y fut pris. Sans contester au roi dans sa réponse le droit de se rendre à Bangkok, M. de Lagrée lui dit tout ce que ce voyage, si blessant pour la France, avait de compromettant pour ses propres intérêts ; il rappela surtout les plaintes amères que lui avait si souvent arrachées l’ambition de Siam et les moyens dont usait d’ordinaire son représentant à Houdon. Le général siamois se fit lire devant Norodom la lettre de M. de Lagrée. Grands furent la colère de l’un et l’embarras de l’autre en entendant cette longue récapitulation de griefs articulés devant nous contre Siam par Norodom en personne. On voulait nous conduire à des violences de langage, et nous avions la preuve que notre adversaire ne devait son succès qu’à ses menaces. Phnéa-rat entra dans un accès de rage qui le conduisit presque aux limites de l’épilepsie, puis il perdit contenance, son aplomb l’abandonna. Aussi prompt d’ordinaire à exécuter qu’à concevoir un dessein, il perdit tout à coup jusqu’à la volonté d’un ordre. Notre vengeance commençait. Arrêté à quelques lieues de sa capitale, Norodom annonçait un jour qu’il se décidait à partir pour Bangkok, et faisait savoir le lendemain qu’il songeait à regagner Houdon. Peu à peu les mandarins tremblèrent de s’être compromis, ils se prirent à regretter tout haut les conseils qu’ils avaient donnés à leur maître ; le Siamois sentit s’évanouir tout son prestige, un moment d’indécision ruina ses habiles manœuvres.