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les choses dans leur essence ; on ne les voit qu’à travers les sensations ; celles-ci sont les symboles, les signes de certaines réalités qui demeurent éternellement abstraites. Les œuvres d’art sont aussi des symboles ; ce sont les symboles de l’âme humaine, tandis que les corps sont les symboles de l’âme universelle et divine. Notre pensée inquiète, ignorante et téméraire cherche toujours le grand inconnu répandu dans l’univers ; l’art de même poursuit toujours le vrai dans la nature. Il ne peut le dépasser, il ne peut même l’atteindre ; mais il en approche, et ses efforts sont le plus magnifique témoignage de la grandeur et de la liberté de l’homme.


I

Les arts statiques n’ont que deux modes d’expression, les formes et les couleurs. C’est par l’œil que nous prenons connaissance des grandeurs et des colorations ; il ne se peut donc point que les lois particulières de la sensation visuelle ne s’imposent pas à toutes les formes du beau qui en dépendent. On peut affirmer qu’il existe une sorte d’optique esthétique, bien qu’elle n’ait jamais été formulée en un corps de doctrines. Il y a peut-être quelque témérité à soumettre les plaisirs de l’esprit à une sorte de contrôle matériel, quelque irrévérence à contempler les œuvres d’art avec l’œil sec du physicien ; mais l’esthétique n’a rien à craindre de la science, et personne ne peut songer à menacer son indépendance et ses inspirations.

Il est une loi de la sensation qui s’applique à la fois à la perception des grandeurs et à celle des couleurs ; elle tient à la limitation de la sensibilité humaine. C’est à bon droit que M. Fechner, qui le premier l’a bien approfondie et formulée, la qualifie de loi psychologique, parce qu’elle correspond à la transformation de l’impression matérielle en sensation consciente. Nous allons essayer de la faire comprendre ; pour cela, prenons d’abord un exemple dans les grandeurs linéaires. Mettez bout à bout deux lignes de même longueur, vous avez le sentiment qu’elles sont égales. Si l’une de ces deux lignes vient ensuite à varier graduellement, on les croit encore quelque temps égales ; l’illusion dure jusqu’à ce que la différence ait atteint une proportion définie de la longueur primitive. Cette proportion est sans doute individuelle ; elle correspond, pour mes propres yeux, à 1 millimètre environ, quand la longueur invariable est égale à 1 décimètre ; elle est par conséquent de 1/100e. Quand cette proportion est dépassée, soit en plus, soit en moins, on éprouve le sentiment d’une inégalité ; mais, tant