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manoir féodal, et fait circuler autour de la table une coupe faite avec un crâne humain. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus de cette hardiesse à se découvrir ou de cette persistance à se calomnier ; c’est ici le point extrême du rôle et le trait culminant de la comédie. Voilà ce que le public d’il y a cinquante ans applaudissait avec enthousiasme ; mais quoi ? autour de cette personnalité démesurée il y avait tant de charmes, et les lecteurs d’alors étaient si heureux d’être séduits et trompés !

J’entends parler sans cesse de cant à propos de Byron et surtout de son Don Juan ; on en fait chez nous un synonyme d’hypocrisie. Au milieu de la réaction qui se fit dans les esprits contre Byron dès 1816, il y eut des mots d’ordre, un langage convenu, des paroles répétées à satiété : il était immoral, impie, manichéen, mauvais Anglais, ennemi des lois et de la société, et voilà le cant. Il faut le dire, Byron avait le sien, celui du Giaour, du Corsaire, de Lara et même de Childe-Harold, particulièrement dans les deux premiers chants. Ce mot signifie jargon, et les héros des petits poèmes de Byron parlaient souvent le jargon de la misanthropie, de la satiété, du mépris, du remords, de l’orgueil diabolique. L’Angleterre, pays classique du gouvernement des majorités, a toujours eu des jargons qui ont servi à rallier ses partis et à caractériser ses modes. Quelqu’un donne le signal ; cette première parole, tantôt originale, tantôt affectée, souvent l’un et l’autre, trouve des échos à l’infini, et un nouveau cant a pris naissance. Les ennemis de Byron créèrent un cant moral et patriotique ; le fétichisme des partisans et des imitateurs du poète produisit le cant byronien.

Alp, le renégat du Siège de Corinthe, est le dernier travestissement que le poète ait endossé à cette époque de succès mondains ; mais l’allusion à son caractère était lointaine, et un succès moins bruyant trahit plutôt la déconvenue du public que la fatigue de l’auteur. Au lieu de voir les nouvelles perspectives qu’une ardente imagination ouvrait devant elle, on cherchait toujours la personne de Byron. La curiosité, qui ne dit jamais : assez ! voulait encore des aveux après les révélations de Lara, et l’on ne s’apercevait pas qu’un filon de poésie inconnu jusque-là aux compatriotes de Shakspeare et de Milton venait d’apparaître. Quelles sombres beautés offrent certaines pages fatalistes du Siège de Corinthe et de Parisina ! Dans le premier de ces poèmes, souvenez-vous de cette description de la nuit, sereine, profonde, à la veille de la bataille, de cette mer bleue qui roule harmonieusement ses vagues, de ce ciel bleu avec ses îles de lumière ; dans le second, revoyez par la pensée cette mise en scène du supplice de Hugo, l’heure