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gardé les contrées du Danube n’étaient-elles pas réunies deux mois plus tard à celles qui poursuivirent nos héroïques régimens dans les glaces de la Bérésina (23-26 novembre) ? Supposez le traité de Bucharest déchiré par Mahmoud sous l’influence de la diplomatie française, qui sait si les destins de la guerre n’eussent pas été changés ? C’est précisément Tchitchakof qui, remontant du sud-est au nord pour rallier les armées russes, allait enserrer les nôtres dans un cercle de feu ; culbuté par Oudinot, il brûla en se sauvant le pont qui assurait notre retraite. Ce fut le commencement du désastre. Certes, en présence de telles catastrophes, au milieu de telles émotions, les affaires de Serbie sont bien peu de chose, et c’est à peine si l’histoire a le temps de les signaler. Eh bien ! c’est cela même qui rend la situation plus saisissante ; l’Europe entière est en feu, d’immenses intérêts sont aux prises sur une scène gigantesque, et là, dans un coin de l’Orient, loin de tous les regards, privé de toute sympathie[1], le petit peuple serbe, enfermé dans une sorte de champ clos avec l’empire des sultans, va décider une fois pour toutes s’il doit vivre ou mourir.

Tout ce que l’histoire offre ici de douloureusement tragique ne doit pas, nous le savons, être imputé à la Russie. C’était bien le droit des Russes en un tel péril de rassembler leurs forces pour se défendre. Il faut reconnaître pourtant que le tsar Alexandre, en laissant à eux-mêmes les héros dont il avait longtemps exalté le patriotisme à son profit, aurait pu les couvrir plus efficacement de sa protection. S’il leur retirait sa main, il leur devait sa parole. L’article 8 du traité de Bucharest contenait des stipulations pour les Serbes, « à qui serait remise l’administration intérieure de leur pays. » Ils se soumettraient au sultan, et le passé serait oublié. C’était là un résultat considérable, a-t-on dit ; le nom des Serbes se trouvait inscrit pour la première fois dans un traité de la Porte avec une puissance étrangère, une puissance étrangère stipulait pour des sujets de la Turquie avec la Turquie elle-même. Les choses sont moins belles quand on y regarde de près. N’est-il pas évident que la Russie, dans l’impatience de conclure, avait surtout songé à ses inté-

  1. Exceptons, bien entendu, les hommes qui connaissaient l’Orient. M. Pouqueville, alors consul-général de France à Janina, écrivait quelques années après, dans son Histoire (le la régénération de la Grèce : « Le traité de Bucharest avait promis l’oubli du passé aux Serviens, qu’une puissance étrangère avait soutenus pendant douze ans contre ce qu’elle appelait alors l’autorité illégitime du sultan, tant la morale des cabinets est flexible, et qu’elle abandonnait au moment où ils n’étaient plus utiles à sa politique, en leur recommandant de se soumettre au sultan. Des cœurs ulcérés ne se calment pas avec des manifestes… » Histoire de la régénération de la Grèce, comprenant le précis des événemens depuis 1740 jusqu’en 1824, par F.-C.-H.-L. Pouqueville, ancien consul-général de France auprès d’Ali, pacha de Janina, 1824, t. Ier, p. 398-309.