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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


rêts propres en rédigeant cette clause ? Elle s’assurait un moyen de reprendre à la première occasion une espèce de protectorat moral, elle s’attribuait un droit ou un prétexte d’intervention dans l’avenir ; quant au présent, elle s’inquiétait peu de savoir quelle serait la situation des Serbes. M. Léopold Ranke, si favorable à la politique russe en Orient, est obligé de reconnaître que les promesses du traité étaient une pure phraséologie. Rien de net, rien de précis, des stipulations vagues et contradictoires, voilà l’article 8 du traité de Bucharest. Quel est le sens de ces mots : « les Serbes se soumettront aux Turcs ? » Que vaut cet engagement : « l’administration intérieure du pays sera remise aux mains des Serbes ? » Si les Serbes doivent se soumettre, diront les politiques de Constantinople, les voilà obligés de nous livrer toutes les forteresses, tous les camps retranchés, du sud au nord et de l’est à l’ouest ; sans cela, point de soumission. Si l’administration intérieure du pays nous appartient, diront les hommes de la Schoumadia, comment pourrons-nous exercer ce droit, comment pourrons-nous seulement respirer et vivre, ayant à côté de nous, au-dessus de nous, cette perpétuelle menace ? Ceux qui occuperont les forteresses, ne sont-ce pas ces janissaires que nous avons chassés et qui vont revenir plus furieux, ayant leur défaite à venger ?

Kara-George avait bien vu qu’elles pouvaient être les interprétations favorables ou funestes de l’article 8. Il envoya une députation à Constantinople pour régler immédiatement l’affaire ; les janissaires une fois remis en possession des forteresses, il eût été trop difficile de les en déloger. Les députés serbes comptaient beaucoup sur l’intervention de Démétrius Morusi, le négociateur de Bucharest, esprit modéré, bienveillant, et qui, chacun le soupçonnait tout bas, avait peut-être intérêt à se faire bien venir des Russes. Hélas ! ils arrivèrent le jour même où Démétrius était étranglé par ordre de Mahmoud avec son frère Paganotti. La colère du roi est terrible ; la colère de Mahmoud en de telles circonstances avait pour les envoyés de Kara-George une signification doublement effrayante. La réponse qu’ils allaient chercher était facile à pressentir. Les Serbes se déclaraient prêts à payer un tribut au sultan et à recevoir un pacha avec un certain nombre d’hommes dans la forteresse de Belgrade. Ils offraient aussi en cas de guerre, mais dans ce cas-là seulement, de laisser occuper les autres forteresses par les troupes ottomanes ; en temps de paix, les Serbes seuls auraient le droit de les garder. L’administration du pays, comme cela était convenu, resterait indépendante des Turcs. Ces propositions paraissaient fort équitables et tout à fait conformes à l’esprit du traité ; on ne voulut même pas en prendre connaissance à Constantinople. Depuis que l’amiral Tchitchakof avait emmené l’armée