Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/1003

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bateleur, et qui le redeviendra demain, nous ferait l’effet de cet avocat qui par momens oubliait sa cause, et défendait celle de l’adversaire. En parcourant le livre entier, nous trouverions çà et là des pensées propres à nous réjouir ; mais il y en a tout autant qui nous paraîtraient malsonnantes. On dirait par momens que Barkilphedro est chargé de la confession du socialisme. Dans les discours que le traître emprunte à la démocratie la plus radicale, l’auteur lui-même ne voit qu’envie et ingratitude. Il nous convient de ne pas sortir du point de vue littéraire, et nous ne voyons ; pas comment l’écrivain échapperait au reproche de confusion. Gwynplaine revient à Déa, qu’il trouve mourante dans une embarcation où, de compagnie avec Ursus, elle fuit l’Angleterre. Elle meurt aimée, aimante, comme elle avait vécu, et aussi pure, dans les bras de son pauvre compagnon. Elle laisse à son amant et à nous-mêmes, ce regret que tant d’heures de leur existence, que tant de pages de ce roman n’aient pas été mieux employées. Gwynplaine finit comme Gilliatt, mais moins poétiquement. Son suicide n’a pas le même caractère d’inconscience. Cette candeur des espérances ultérieures quand il se détruit lui-même, cette mort sans combat n’est pas vraisemblable chez celui qui a pensé, médité sur la destinée humaine.

Nous n’avons guère insisté que sur les beautés clair-semées de l’Homme qui rit : elles tiendraient, à notre avis, dans un récit de deux cents pages. Quant à la critique des défauts, elle se fait d’elle-même ; contentons-nous d’en remarquer la progression dans l’œuvre nouvelle ; ils étaient envahissans, maintenant ils dominent, et l’auteur s’y complaît. Il y a ainsi une sorte d’ivraie qui, n’étant pas arrachée, se ressème spontanément d’année en année et donne du pain qui enivre. La digression en ces pages discursives se met à l’aise comme si elle n’avait plus besoin d’excuse. La tempête où se perdent les comprachicos est un hors-d’œuvre, puisqu’elle fait partie des préliminaires du roman, et l’auteur l’a encore coupée par un chapitre sur les phares au XIXe, au XVIIe et au XIIe siècle. En faveur du petit Gwynplaine, qui le traverse la nuit, nous avons la géographie comparée du Portland d’aujourd’hui et de celui d’il y a cent cinquante ans. Ces détails, s’ils sont nouveaux, pourront trouver grâce auprès des Anglais, mais ni les lecteurs d’Angleterre ni ceux de France ne goûteront les longs chapitres sur les clubs et sur les auberges de Londres, les uns parce qu’ils connaissent tout cela par les récentes publications de M. Timbs, les autres parce qu’ils n’ont ni besoin ni désir de le connaître. La philosophie répandue dans l’Homme qui rit tombe de plus en plus dans la confusion du sens physique et du sens moral, de la matière et de l’esprit. La nature a des colères aveugles contre les héros de M. Victor Hugo ; comme la