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tempête dont nous venons de parler renchérit sur celle des Travailleurs de la mer, le vent, le nuage, le flot, prennent une physionomie et jouent un rôle ; les grêlons sont cruels, les flocons inexorables, et leur douceur hypocrite ; un brouillard est plein de trahisons. La description d’une machine à vapeur et celle des prismes microscopiques suspendus dans l’air étaient des choses trop curieuses, mais exactes, dans le roman précédent. Rien ne garantit l’exactitude et tout démontre l’inutilité d’un chapitre sur les effluves dans le roman nouveau.

Le procédé littéraire de M. Hugo, déjà fatigant pour le lecteur il y a trois ans, s’exagère encore. L’auteur faisait de trop longues analyses des idées de Valjean ; Gilliatt était passif, et le poète pensait pour lui. Gwynplaine n’est même pas vivant : l’écrivain en fait le sujet d’une anatomie morale presque sans relâche, d’une dissertation qui commence et finit avec le livre. L’auteur s’arrête à chaque instant, et insiste sur tout comme ces promeneurs curieux qui ne sentent pas le besoin d’arriver. L’uniformité du développement se communique à la manière d’écrire. Jamais M. Victor Hugo n’a pratiqué si constamment son style martelé à force de traits, monotone à force de coupures, ses phrases qui tombent à flocons comme la tempête de neige admirablement décrite au premier volume. Ces vagues de sons et de couleurs subjuguent d’abord, puis elles pèsent et accablent comme les passes d’un infatigable magnétiseur. Enfin la langue française, dont M. Victor Hugo a si bien parlé dans son éloquent pamphlet, est contrainte à son tour de gémir des expressions tout anglaises dont il lui arrive souvent de la surcharger.

La lecture de l’Homme qui rit aboutit à la même conclusion que celle des œuvres précédentes de l’auteur, mais autrement décisive et impérieuse ; Il y a des habitudes intellectuelles qui tiennent à l’air que l’on respire : les organisations les plus puissantes, les tempéramens les plus robustes n’y sauraient résister. Que sera-ce lorsque les perspectives de l’exil y ajoutent leurs illusions ! Certaines situations politiques rendent le succès littéraire plus facile. On se prête alors à des admirations généreuses qui se prolongent avec ces situations. Cependant le préjugé politique retire capricieusement ce qu’il a donné. Si par hasard des soins plus sérieux détournent les esprits, il n’y a plus qu’une indulgence silencieuse pour un livre que ne défend pas assez sa valeur même, et l’œuvre littéraire demeure avec ses faiblesses devant un public distrait. La solitude a multiplié les chances d’erreur, l’éloignement a favorisé les illusions d’optique : comment ne pas reconnaître que l’exil est un mal ?


Louis ETIENNE.