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quoi que ce soit là-dessus se tromperaient : elle ne nie rien, elle n’affirme rien, car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. Ce qu’il y a d’établi présentement, c’est que les deux bouts des choses nous sont inaccessibles, et que le milieu seul, ce que l’on appelle en style d’école le relatif, nous appartient[1]. » Devant une déclaration aussi expresse, il est impossible d’imputer au positivisme une autre doctrine que celle que nous venons d’exposer ; mais alors je cherche vainement en quoi cette manière d’entendre la philosophie diffère de la pensée de M. Guizot Que dit-il en effet ? Voici ses propres paroles : « Le docteur Chalmers dit vrai ; les limites du monde fini sont celles de la science humaine ; jusqu’où elle peut s’étendre dans ces vastes limites, nul ne saurait le dire. Le monde fini seul est à sa portée, et c’est le seul qu’elle puisse sonder… L’homme porte en lui-même des notions et des ambitions qui s’étendent au-delà ;… mais de cet ordre supérieur il n’a que l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut pas avoir la science… L’esprit sait qu’il y a des espaces au-delà de celui que les yeux parcourent ; mais les yeux n’y pénètrent pas. »

Plus je médite ces belles paroles, moins je vois la différence qui les sépare de la pensée de M. Littré. « Ce qui est au-delà, dit M. Littré dans un langage qui rappelle même pour la forme la page que nous venons de citer, est absolument inaccessible à l’esprit humain ; mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant. L’immensité, tant matérielle qu’intellectuelle, tient par un lien étroit à nos connaissances, et devient par cette alliance une idée positive du même ordre ; je veux dire que, en les touchant et en les bordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque ni voiles, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. »

Je l’avoue, je m’étonne que M. Guizot, citant cette belle page, d’un accent presque religieux, saisisse précisément cette occasion de refouler le positivisme dans le matérialisme et dans l’athéisme. J’ai de la peine à me faire à cette méthode qui consiste à toujours précipiter les gens dans l’erreur, et à les y plonger de plus en plus, même quand ils essaient d’y échapper. Est-il donc si avantageux d’exagérer l’erreur, d’élargir l’abîme qui sépare les hommes ? Au lieu de chercher par où les autres pensent comme nous, ce qui est une garantie pour notre raison, devons-nous toujours chercher par où ils ne pensent pas comme nous, ce : qui est une arme pour le

  1. Littré, Paroles de philosophie positive, p. 52.