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scepticisme, et cela sous prétexte de logique, comme si nous étions toujours sûrs d’être nous-mêmes d’infaillibles logiciens ?

Or, quelque effort que je fasse, il m’est impossible ici de ne pas voir une seule et même pensée chez M. Guizot et chez M. Littré. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a de science que du monde fini. Pour l’un comme pour l’autre, il y a quelque chose au-delà du fini : c’est l’infini selon M. Guizot, c’est l’immensité selon M. Littré. Selon M. Guizot, nous en avons la perspective ; selon M. Littré, nous en aurons la vision. « C’est un océan où nous n’avons ni barque ni voiles, » dit l’un « C’est un espace où nos yeux ne pénètrent pas, » dit l’autre. « Nous y croyons, dit encore M. Guizot ; mais il ne nous est pas donné de le saisir et de le contrôler. » « Elle nous apparaît, dit M. Littré, avec son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. »

Mais, dira-t-on, l’école positiviste rejette Dieu et l’âme comme des hypothèses arbitraires et provisoires. Oui, sans doute, mais en tant que ces hypothèses se présentent comme scientifiques, et à ce point de vue vous les rejetez vous-même, puisqu’il n’y a de science que du monde fini. L’école positiviste ne rejette pas ou ne peut pas rejeter la foi à ces vérités, car la foi est un état subjectif de l’âme, que l’on éprouve ou que l’on n’éprouve pas, mais qui ne peut être l’objet ni d’une démonstration ni d’une réfutation. L’infini n’étant pas objet de science selon M. Guizot, on ne peut le démontrer ; on ne peut donc réfuter ceux qui le nient. D’ailleurs, nous venons de le voir, l’école positive ne nie pas l’infini. M. Littré l’affirme au contraire dans des termes presque magnifiques ; il ne nie ou plutôt il n’écarte que tel ou tel attribut de l’infini. Or c’est ce que fait également M. Guizot, lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas de science de l’infini. Si en effet nous pouvons dire, par exemple, avec certitude, que Dieu est intelligent, qu’il est libre, comment soutiendrait-on que cet objet échappe absolument aux prises de la science humaine ?

Si donc, dans le livre de M. Guizot, nous mettons le christianisme à part, il nous est impossible de voir dans sa philosophie autre chose que le positivisme. En d’autres termes, s’il n’était pas chrétien, il serait, il devrait être positiviste : d’où l’on peut conclure encore que quiconque n’est pas chrétien doit être positiviste. Ce n’était donc pas sans raison que nous avions pris la liberté d’objecter à M. Guizot qu’il désarme la philosophie spiritualiste devant ses adversaires, car l’objection d’impuissance dirigée contre la philosophie porte contre le spiritualisme aussi bien que contre les autres doctrines. S’il n’y a pas de science de l’infini, toute doctrine est impuissante, y compris la nôtre. Qu’avons-nous donc de mieux à