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Thiébault que se plaisait de préférence à converser ce prince qui avait tenu tête à Voltaire et séduit d’Alembert. C’était Thiébault qu’il faisait venir alors que, couché sur un grabat et en proie aux plus atroces souffrances, les bottes aux jambes, un mouchoir noué sous son chapeau, avec son manteau pour toute couverture, il cherchait à tromper les longueurs de l’insomnie par des entretiens sur la littérature ou la métaphysique. Thiébault avait acquis sur son esprit une si grande autorité qu’il ne réclamait pas quand, pour la correction du langage, l’inexorable grammairien mettait l’abbé d’Olivet au-dessus de Voltaire !

Heureux encore ceux qui pouvaient approcher d’aussi près le capricieux monarque, et qui avaient la bonne fortune de le trouver en belle humeur. Les gens de lettres étaient sous ce rapport plus favorisés que les ministres étrangers. Le corps diplomatique résidait à Berlin, où Frédéric ne faisait que de rares et solennelles apparitions. Autant le roi de Prusse était spirituel et gracieux dans les conversations familières, autant il était terne et maussade dans les réceptions d’apparat. Il s’amusait par exemple à demander pendant douze années de suite au ministre de Hollande des nouvelles d’un accès de goutte que celui-ci avait eu le lendemain de son arrivée. A Berlin même, il n’y avait ni mouvement ni élégance. L’aristocratie, généralement pauvre et de plus ruinée par la guerre de sept ans, vivait à part. Les ministres étrangers étaient traités, disait un ami d’Elliot, à la vénitienne, et les maisons qui s’ouvraient à eux devenaient suspectes au gouvernement. Du reste, ils n’avaient pas grand’chose à regretter, s’il faut du moins en croire le jugement singulièrement sévère d’un diplomate qui a laissé dans son pays une haute réputation de sagacité, sir James Harris, premier comte de Malmesbury, le prédécesseur immédiat d’Elliot à Berlin. « Berlin, écrivait sir Harris en 1770, est une ville où je ne crois pas qu’on puisse trouver ni un homme honnête ni une femme chaste. La corruption morale la plus profonde règne dans toutes les classes de la société. Les hommes ne pensent qu’à trouver des ressources pour subvenir aux extravagances de leur vie. Les femmes sont des harpies débauchées qui prostituent leurs personnes au plus offrant. Tout ce qu’on peut dire pour les excuser, c’est que le roi lui-même leur a enseigné l’irréligion et le mépris de tous les devoirs. C’est son exemple qui les a perdus. » Qu’aurait dit Frédéric, s’il avait appris que le représentant d’une puissance détestée parlait aussi irrévérencieusement de ses sujets et de lui-même ?

Elliot arrivait à Berlin au printemps de l’année 1777. Thiébault nous signale en ces termes son apparition. « Après la mort de Mitchell (il aurait dû dire après le départ d’Harris), l’Angleterre nous