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envoya M. Elliot, homme d’esprit et délié, de plus assez bel homme, très vif et très aimable, original sans doute, on n’est point Anglais sans cela. Un jour que nous dînions chez lui, il nous soutint que Shakspeare était vraiment sublime bien plus souvent que Corneille, et que Racine ne l’était jamais. » Carlyle de son côté nous apprend que, comme homme du monde et comme original, on parle encore d’Elliot à Berlin, où, ajoute-t-il, il a laissé meilleure réputation que dans son propre pays. C’est donc l’originalité d’Elliot qui le fit d’abord remarquer, et nous craignons fort qu’il ne se soit rendu coupable d’excentricités plus fortes que celle de préférer Shakspeare à Racine. Quant à lui, il semble dès le début avoir pris en assez bonne part sa nouvelle existence. « On n’est pas du tout obligé d’être aimable, écrit-il, et rien n’est plus commode pour un Anglais. De temps en temps, un officier français nous arrive la jambe en l’air, chantant, voltigeant, contant toutes les plaisanteries de l’année passée à Paris. Nous en sommes ravis. Nous chantons, nous voltigeons et nous contons à notre tour, un peu moins légèrement il est vrai ; mais on est assez bon pour nous trouver charmans ce jour-là et pour en citer l’agrément le reste de l’année. » Cette facilité d’humeur de la part du capricieux Elliot aurait lieu de nous étonner, si lady Minto ne se hâtait de nous donner le véritable mot de l’énigme.

Assez froidement accueilli par Frédéric, Elliot avait trouvé dès son arrivée un protecteur et un ami dans la personne du prince Henri de Prusse. Homme de guerre et homme d’esprit tout à la fois, plus artiste, plus rêveur, plus Allemand que son frère, ce prince tenait au château de Rheinsberg une petite cour où l’on prenait volontiers le contre-pied de ce qui se faisait à celle de Frédéric. L’embellissement de ses jardins, où il élevait des monumens en l’honneur des guerriers qu’il aimait, le dessin, la peinture, la poésie, occupaient les momens du prince Henri, et il s’étudiait à rendre le séjour de Rheinsberg aussi agréable que possible. Tandis qu’à Sans-Souci Frédéric parlait tout seul, on causait à Rheinsberg, on y philosophait même, ou bien on y représentait des comédies dont le prince était l’auteur et des opéras dont il avait fourni les motifs. En un mot, il menait une existence « à la Conti, » comme a dit encore de lui M. Sainte-Beuve, et l’on venait à Rheinsberg pour fuir Sans-Souci, comme on venait autrefois à Chantilly pour se délasser de la contrainte de Versailles. Il y avait là un petit coin favorisé et comme une verte oasis au milieu des landes sablonneuses de la Poméranie. Or il advint que durant l’été de l’année 1777, Elliot se rencontra sous le toit du prince Henri avec une Mme de Verelst, veuve d’un ancien ministre des Pays-Bas, qui avait d’un