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volume, qu’une seule petite phrase à ce détail si important, et il a soin d’ajouter : pues dicen, « à ce qu’on dit. » Or les pièces semblent prouver que, depuis le lendemain de l’entrevue de Villafafila, Jeanne était captive, enfermée par son propre mari, et qu’il lui eût été absolument impossible de faire rendre au corps de Philippe les honneurs solennels dont parlera légende, et qui se rapportent simplement, selon toute apparence, à une messe de bout de l’an (cabo d’año). Nous savons d’ailleurs ce qui s’était passé l’année précédente à Bruxelles. Jeanne surprit la liaison de Philippe avec une de ses dames d’honneur, à laquelle elle fit une scène violente. Son mari ne l’avait négligée que davantage après cet éclat. Bientôt après il découvrit qu’elle avait écrit à son père, pour lequel elle professait une admiration et une confiance sans bornes, et que dans sa lettre elle semblait approuver la conduite de Ferdinand. Outré de ce qu’il considérait comme une trahison, Philippe la maltraita et l’enferma, il dut en être de même après son arrivée en Espagne, car les serviteurs de la reine qui furent entendus comme témoins en 1520, lors de l’affranchissement momentané de celle-ci, déclarèrent tous qu’elle était emprisonnée depuis « plus de quatorze ans, » ce qui mous mène au moins jusqu’en juillet 1506 ; et que c’était Philippe qui l’avait privée de sa liberté. On sait quel intérêt il y avait.

Philippe était mort à Burgos ; il s’agit de faire porter son corps à Grenade, où il devait être enterré. Ferrer, qui se trouvait chargé de la personne de la reine, fit coïncider le voyage de sa prisonnière avec le transport du cadavre, soit sur les instances de Jeanne, soit pour un motif politique. Jeanne devait être conduite à Tordesillas, et cette forteresse se trouvait sur le chemin de Burgos à Grenade. Aussi M. Bergenroth croit-il qu’une considération d’économie a pu dicter la conduite de Ferrer. Sans doute l’argent était bien rare à cette époque, et les souverains firent plus d’une fois d’étranges choses pour épargner quelques milliers d’écus ; pourtant ce n’aurait jamais pu être là qu’un motif secondaire. Le motif principal de ce bizarre arrangement, il est difficile d’en douter, fut le désir de frapper les imaginations et de mieux répandre la fable que l’on avait inventée sur la veuve inconsolable, folle de douleur, obstinée à croire vivant son époux mort. Nous ne possédons, paraît-il, aucun document sur la manière dont se fit le trajet de Burgos à Tordesillas ; mais nous connaissons les dispositions prises par le marquis de Dénia, gouverneur de la forteresse, lors de deux voyages projetés en 1522 et en 1527, l’un à Arevalo, l’autre à Toro[1]. La reine

  1. Ces voyages, bien que M. Bergenroth semble croire le contraire, n’ont point eu lieu en réalité. La reine refusa catégoriquement.