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devait être enlevée de force et portée dans une litière. « Son altesse royale doit partir d’ici à onze heures du soir ou minuit et être amenée jusqu’à un endroit situé à trois milles d’ici et qu’on appelle Pedrosa. Il faut qu’elle y reste tout le jour ; la nuit suivante à la même heure, il faut qu’elle se remette en route et qu’elle arrive encore de nuit à Toro. On aura soin de ne la laisser voir de personne à son arrivée. » Il est probable que les choses se passèrent de la même façon en 1507. On voit d’ici l’effet que ce cortège nocturne à la lueur des flambeaux d’une reine folle et d’un prince mort devait produire sur les imaginations espagnoles. D’ailleurs, quand même on pourrait ajouter une foi entière à Ferdinand et à Pierre Martyr, qui prêtent à Jeanne elle-même l’idée de ce singulier voyage, tous ces faits, s’ils prouvent la violente passion dont elle fut la proie en ce moment, n’autorisent point à conclure à l’insanité d’esprit. Sa sœur Isabelle en avait presque fait autant à la mort de son mari Alonzo, et Jeanne donna en même temps des preuves de prudence et de tact. On voulut lui faire signer un acte pour la convocation des cortès et d’autres pièces importantes ; elle refusa, et renvoya les ministres à son père, qui arriverait bientôt. La seule mesure qu’elle consentit à approuver par sa signature, — c’est la seule pièce qu’elle ait signée jamais, — consacra même un acte de haute politique : elle annulait tous les dons faits à la noblesse castillane par Isabelle, sa mère, sur les biens de la couronne. Au demeurant, elle restait accablée et ne demandait quelque consolation qu’à la musique. Avant de quitter Burgos (fin décembre 1506), elle avait bien fait ouvrir le cercueil, s’il faut en croire Pierre Martyr, pour revoir encore une fois les restes embaumés de son époux ; mais elle n’avait pas versé de larmes. La source en était tarie, dit-on, depuis le jour où elle avait découvert l’intrigue de Philippe avec sa dame d’honneur. Arrivée à Tordesillas, la reine fut renfermée, le corps de Philippe fut déposé au couvent de Santa-Clara, le tombeau de Grenade n’étant pas terminé encore. Cependant la reine ne paraît pas avoir demandé une seule fois à voir le cercueil de son époux, et en vingt-cinq ans elle ne mit pas le pied à Santa-Clara, dont elle n’était séparée que par une centaine de pas. Dans ses conversations avec son geôlier, dont nous avons des rapports très fidèles faits par lui-même, elle ne parle jamais que très simplement de Philippe, comme le ferait toute veuve et sans jamais songer à le croire vivant. Que devient dès lors sa prétendue monomanie de ne vouloir se séparer du corps de son mari et de s’obstiner à le traiter comme s’il était vivant ? Par contre, on comprend fort bien pourquoi le char funèbre qui en 1507 avait rendu de si bons services fut remis à neuf en 1518 (10 août), en 1522, en 1527 enfin, lorsqu’il s’agit de quitter Tordesillas.