Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/888

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était introduire trop de sagesse dans une œuvre de passion ; aussi fut-il passé outre. Dans une assemblée convoquée extraordinairement, un tarif exorbitant sut voté à une majorité considérable. Le nombre cause de ces ivresses ; il étouffait ici la conscience non-seulement du mal qu’on allait faire à autrui, mais du mal qu’on allait se faire à soi-même. L’industrie des imprimeurs n’était point à même de supporter le surcroît de charges qu’on lui infligeait : pour certains travaux, c’était un arrêt d’émigration ; pour d’autres, c’était une existence végétative. La moins sombre perspective pour la profession était un dépérissement sur place, une clientèle diminuée de tout ce que la concurrence étrangère allait lui enlever. De tels scrupules ne touchent jamais ceux qu’aveugle un intérêt étroit.

Dans les premiers mois de 1869, l’instrument de guerre était prêt, un pacte avait été conclu contre les maîtres imprimeurs et presque à leur insu. Il fallait pourtant leur en signifier les conditions. On leur donna trois jours pour une acceptation pure et simple, sans débat préalable. Ce délai passé, le nouveau tarif devenait une sorte de loi martiale ; tout atelier où l’on ne s’y conformerait pas serait mis au ban. En vain y eut-il de la part des chefs d’industrie, appuyés d’un certain nombre d’ouvriers dissidens, une demande de sursis pour un examen contradictoire et une enquête faite en commun ; les meneurs de grève en étaient arrivés à ce degré d’impatience qu’un succès les eût moins satisfais qu’une rupture. La rupture eut donc lieu avec éclat. Le 21 mars, un dimanche, Genève en s’éveillant put lire sur ses murs un échantillon de plus des prouesses de l’Association internationale. C’était un manifeste qui frappait d’interdit les ateliers d’imprimerie et convoquait pour le lendemain les vingt-cinq sections de l’association, à l’effet d’entendre les explications du comité d’initiative. Comme avant-goût de ces explications, le manifeste ajoutait : « La permanence est établie au café Maréchal. — Les noms des ouvriers qui auront trahi leur cause seront affichés sur les murs. » Dans tout cela, point d’équivoque ; c’était dire aux vaincus : Payez rançon et sans marchander ; c’est nous qui tenons les plateaux de la balance. — Il fallut pourtant en rabattre ; le terrain se prêtait mal à une tyrannie aussi cavalière : chacun sentait qu’il y avait là comme une sorte de main mise sur la publicité, et qu’à côté du préjudice matériel pour quelques-uns ils y avait pour tous un préjudice moral. La fierté de chaque citoyen se soulevait d’ailleurs à l’idée qu’en pleine république un pareil langage fût tenu, de telles menaces fussent proférés, au mépris du droit commun et de la liberté individuelle. Coup sur coup, les protestations se succédèrent.

Directement atteints, les maîtres imprimeurs s’émurent des