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trouvant dans les corps que des faits de l’ordre mécanique, physique et chimique, prennent tout simplement le parti de nier la force vitale ou tout ce qui lui ressemble, c’est-à-dire se refusent à donner une solution quelconque du problème posé par la nature, — car, là où il y a concours et finalité, il ne faut pas présenter comme une solution ce qui rend ce concours et cette finalité incompréhensibles. En raisonnant de cette manière, ils font comme un sourd qui, voyant manœuvrer un régiment, expliquerait les mouvemens des soldats par la somme des jambes qui se meuvent dans des directions déterminées, et refuserait de faire entrer en ligne de compte la volonté du colonel ordonnant la manœuvre. On ne peut pas plus nier le sentiment religieux en tant que sentiment distinct et spécial que l’on ne peut nier le sentiment moral ou le sens du beau, et d’autre part on ne peut le définir. Ce qu’on en sait, c’est qu’il est l’unité organique reliant les sentimens de genre divers que provoque dans l’âme humaine celui de l’infinie perfection ; mais le caractère forcément vague de cette définition n’ôte absolument rien à la réalité de ce qui en fait l’objet. Définit-on réellement le sentiment moral ? définit-on même les sensations simples, celle de l’amer, par exemple, ou du doux ?

Une autre erreur dans laquelle la psychologie contemporaine est souvent tombée à propos du sentiment religieux consiste dans l’idée que ce sentiment se résout essentiellement en crainte et même en terreur. Cette manière de voir souriait surtout à ceux qui, décidés à ranger la religion parmi les états inférieurs de l’esprit, n’étaient pas fâchés de faire marcher de front dans l’humanité le progrès général et l’émancipation de toute idée religieuse. Quelque chose de plus sérieux militait encore en faveur de cette opinion. Il est certain que dans les religions antiques la peur tient plus de place que l’amour, et plus on s’enfonce dans l’histoire, plus il a dû en être ainsi. Tant qu’il adora les phénomènes naïvement personnifiés de la nature, l’homme dut souvent ressentir d’étranges terreurs. Il semble vraiment que longtemps il n’a pas été bien sûr que le soleil d’hiver reprendrait sa force au printemps, ni même que le soleil disparu le soir reparaîtrait certainement le lendemain matin. Aussi entendons-nous répéter souvent le mot de Lucrèce, primus deos timor fecit, mais alors comment donc se fait-il que, la peur ayant engendré les dieux, la confiance et l’amour les aient maintenus, comment, la cause étant évanouie, l’effet a-t-il persisté ? On ne contestera pas que l’homme doit à la religion non-seulement ses plus terribles angoisses, mais aussi ses joies les plus profondes. Il faut donc que dès l’origine il y ait eu autre chose que de la peur au fond du sentiment religieux pour que, sans cesser d’être lui-même