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et moyennant des évolutions successives, il ait pu aller ainsi d’un pôle à l’autre de ce vaste monde qui s’appelle le cœur humain.

C’est qu’en effet, dès l’origine et dans les cultes les plus sombres, il y a eu autre chose. L’homme aime le tragique, qui pourtant l’épouvante. Pourquoi ? C’est que le tragique, tout en épouvantant, le met en contact avec de grandes et augustes réalités invisibles, avec des lois immuables de l’ordre moral, avec les nécessités mystérieuses de cet ordre qui écrase les individus assez malheureux ou assez coupables pour se mettre en travers, et l’homme est ainsi fait qu’il savoure le sentiment, en soi désagréable, de la terreur, si par là il devient sensible à la réalité supérieure qui commande à sa destinée et domine souverainement ses agitations aveugles. Eh bien ! il en fut de même au sein des religions les plus effrayantes du passé ; il en est encore de même sous nos yeux là où la religion ne s’est guère élevée au-dessus de ses degrés inférieurs. Ne remarque-t-on pas, dans les régions arriérées de notre Europe, le plaisir particulier avec lequel le peuple contemple d’affreux christs tout dégouttans de sang, ou bien des corps de trépassés tout nus au milieu de flammes violacées qu’attisent d’épouvantables démons ? Chez les protestans eux-mêmes, on pourrait signaler des personnes qu’un sermon n’édifie qu’à la condition de décrire sous les plus fortes couleurs la colère de Dieu et des éternels tourmens des réprouvés. De pareils sentimens sont à la religion pure ce que le tatouage du sauvage est à l’art ; mais ils laissent discerner le principe caché d’où ils dérivent, c’est-à-dire la tendance innée de l’homme à compléter son être par sa communion avec l’infini parfait. Si l’homme n’avait eu de la religion que par peur, la religion n’aurait jamais été qu’une terreur. Or cela n’est pas ; quelle absurdité, par exemple, de dire que Jésus avait peur de Dieu !

Ne contestons pas l’évidence, ce qui a fait les dieux, ou, pour mieux dire, ce qui fait de la religion quelque chose d’humain et de permanent, c’est la satisfaction intime que l’homme y trouve. Plus ou moins grossière, plus ou moins élevée, cette satisfaction est de tous les temps, de tous les lieux, et à bien peu d’exceptions près elle est de tous les cœurs. L’homme, bien que fini, aspire à posséder l’infini, non pas l’infini abstrait et vide, mais l’infini réel et présentant au moins quelques faces accessibles à notre conception humaine. Bien qu’imparfait, il a faim et soif de la justice, c’est-à-dire de la perfection. Sa nature est telle qu’il réunit d’instinct l’infini et le parfait sur un seul être, et souffre dès qu’on lui cache l’une de ces deux faces de son Dieu. Il est clair qu’à mesure que son idéal de perfection s’élève, sa notion du divin s’épure, et par conséquent le Dieu de ses adorations devient sans cesse plus