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Magellan cette petite croix qui indique le lieu précis de sa sépulture. Plus tard, en 1866, je recevais à Paris de mon ami le colonel Creus une lettre dans laquelle il me disait que, nommé gouverneur de Cebu, il venait de faire élever sur la pointe de Mactan un monument de pierre à la mémoire de celui auquel l’Espagne doit une de ses plus belles colonies.

Un mois après mon retour à Manille, à quatre heures du matin, tout ce qu’il y avait en rade de bricks, de goélettes et de jonques vint se ranger en face de la jetée près de laquelle s’élève le fort de Santa-Lucia. C’est là que devaient être passés par les armes, sur la grève qui porte le nom du fort, et au moment où un coup de canon de la Constancia donnerait le signal, les sept malheureux pirates arrachés par Perpetuo à une mort horrible ; notre pitié ne leur avait procuré en réalité qu’une agonie plus lente. Ayant appris, la veille du jour de l’exécution, qu’ils avaient été mis en chapelle selon la funèbre coutume espagnole, j’allai les voir. Ils me reconnurent aussitôt, embrassèrent mes mains, et acceptèrent en souriant le bétel et les cigares que je leur offris. Je leur fis traduire les sentimens de pitié que leur sort m’inspirait, et je dois avouer que, s’ils mangèrent avec joie le curry que je leur fis apporter, ils parurent accueillir mes doléances d’un air presque moqueur. Un prêtre indigène venu là pour les assister m’assura qu’il n’avait jamais vu d’hommes regretter si peu la vie. Partageant fraternellement avec eux mes cigares et mon bétel, le padre cura s’efforçait, avec la meilleure intention du monde, d’égayer par de grosses plaisanteries les quelques heures qu’il avait à passer avec eux. Ces races redoutent un mince châtiment, une souffrance légère : cent Indiens ou Chinois fuiront devant le bambou d’un Européen irrité ; mais ils marcheront à la mort sans peur comme sans bravade. Au moment où je disais un dernier adieu à ces infortunés, je ne pus m’empêcher de remarquer avec combien peu de précaution ils étaient attachés. Leurs bras et leurs mains étaient libres ; une corde liait tout simplement une de leurs jambes nues à une tringle de fer scellée à la muraille de la chapelle : l’effort d’un seul d’entre eux devait suffire pour rendre la liberté à tous. Un des pirates, grièvement blessé lors de la rencontre avec la Constancia, gisait étendu sans lien sur les marches de granit de l’autel. La mort ne pouvait être pour lui qu’un bienfait, et ses yeux, où l’on voyait briller le feu de la fièvre, semblaient regarder avec une expression jalouse le groupe froidement résigné de ses compagnons.

Vers les deux heures du matin, les gardes placés à la porte de l’église, ainsi que le prêtre qui devait passer la nuit près des condamnés, fatigués sans doute par la chaleur accablante d’une nuit