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tropicale, oublièrent leurs prisonniers. Sans même songer à donner un tour de clé à la porte de la chapelle, ils s’abandonnèrent au repos. Les pirates, qui durent feindre un sommeil profond jusqu’à ce moment-là, descellèrent sans bruit la barre de fer, seul obstacle à leur fuite. Comme la chapelle était hors de Manille, en un instant ils se trouvèrent éloignés du lieu de l’exécution, persuadés, les malheureux, qu’ils retrouvaient la liberté et la vie.

On devine quelle fut au réveil la stupéfaction de l’infanterie de marine chargée de la garde et de l’exécution des prisonniers. Le padre, frais et joufflu, jetait les hauts cris, et regrettait pour le ciel des âmes si bien préparées ; mais ce qui surprit beaucoup plus que l’évasion, ce fut de voir, sur les gradins de la chapelle, deux des prisonniers sommeillant paisiblement, étroitement enlacés. L’un était le jeune blessé. On demanda à son compagnon, qui était très valide et débarrassé de ses liens, pourquoi il n’avait point fui avec les autres. Il fit une réponse qui eût dû lui valoir cent fois la vie. « Mon frère, dit-il avec simplicité en désignant le blessé, n’a pu me suivre, et je me suis senti trop faible pour le transporter bien loin. J’ai donc voulu mourir avec lui, puisqu’il ne pouvait vivre avec moi. » L’officier qui entendit cette réponse héroïque n’avait jamais eu de frère sans doute. Mystifié par l’évasion des prisonniers dont il avait eu la garde, il se hâta de conduire au supplice ceux qui lui restaient. Les deux Malais, sans proférer une parole de regret, sans qu’on vît une larme mouiller leurs yeux, tombèrent criblés de balles en se tenant embrassés. Il est presque certain que, si l’exécution eût été remise au lendemain, la voix publique eût fait commuer la sentence. On mit à prix, à un prix fort élevé, les têtes des cinq autres fugitifs. Poursuivis de tous côtés par de la cavalerie et des Indiens avides, ils ne purent gagner les montagnes de l’intérieur. Réfugiés dans un immense champ de cannes à sucre, ils y restèrent cachés tant qu’ils purent résister aux tortures de la faim. L’un d’eux, qui se sentait mourir d’inanition, se décida enfin à sortir de sa retraite pour aller en se traînant implorer un peu de riz d’une femme tagale dont il apercevait l’habitation au milieu d’un bouquet de bambous. En entendant un idiome qui n’était pas le sien, l’Indienne, déjà informée de l’évasion, eut des soupçons. Elle donna, sans manifester aucune émotion, le riz qui lui était demandé, puis elle fit suivre le malheureux affamé. Il fut découvert et cerné ainsi que ses compagnons, et le sang rougit de nouveau la plage de Santa-Lucia.


EDMOND PLAUCHUT.