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dive face à face. En le lisant, on peut croire à un duel, il est même trop visible que c’est un duel. Le second a jailli dans les tortures de la passion vaincue, dans les révoltes du sentiment de la justice violée ; il a pris naissance dans une prison de rochers avec la mer pour éternelle barrière. Cependant les Châtimens, sauf la mesure qu’il est utile partout de conserver, sont ce qu’ils devaient être ; il n’en est pas de même de Napoléon le Petit. Certes l’éloquence n’y fait pas défaut ; les récits y sont rapides, animés ; les réflexions qui les coupent périodiquement ont le rare bonheur de ne pas les faire languir. Il y a de bien beaux traits çà et là, par exemple cette petite lumière obscure sur laquelle l’ouragan tout entier peut souiller sans l’éteindre, cette faible lampe qui malgré tous les vents monte droite et pure vers le ciel : c’est la conscience, et son rayon éclaire dans la nuit de l’exil le papier sur lequel écrit l’auteur. Voilà des beautés ; mais, comme le livre tout entier, elles servent mieux la réputation du poète que la cause de l’homme politique. S’il se fût agi de se poser devant la France et devant l’Europe comme l’ennemi le plus déclaré du prince-président, le livre serait un chef-d’œuvre. Si la question eût été de se mettre à la tête des ennemis du second empire, quoiqu’on eût vanté en toute occasion le premier, le titre serait excellent. Qui n’a pas cité à l’occasion de cette inconséquence au moins apparente le vers si connu,

Napoléon, soleil dont je suis le Memnon ?


On répétait moins souvent, mais elle n’était pas moins significative, la strophe suivante :

Armé d’une lyre,
Plein d’hymnes irrités ardens à s’épancher,
Je garde le trésor des gloires de l’empire ;
Je n’ai jamais souffert qu’on osât y toucher[1].


Enfin, s’il importait de déclarer la guerre pour son propre compte et d’affranchir sa conduite du reproche de contradiction, la conception du livre était à peu près irréprochable. Il y a bien des manières légitimes d’aimer le premier empire et de combattre le second, comme il y en a de ne pas désespérer du second, quoiqu’on maudisse le premier. D’autre part, s’il y avait une cause patriotique, humaine à défendre, M. Victor Hugo avait-il pris le bon moyen, et sa pensée, sa méthode, ses conclusions, tout cela n’était-il pas trop personnel ? Nous tenons à faire observer ici que notre discussion n’est en aucune façon politique : le premier considérant de tout jugement littéraire ne doit-il pas dire si l’auteur a fait ce qu’il s’était

  1. les Rayons et les Ombres, XII.