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imaginaires créés par la doctrine traditionnelle, on s’était enhardi au point d’en prendre souvent à son aise avec sa majesté cornue. Les légendes le montraient toujours si misérablement attrapé par la sagacité des saints et des bons prêtres, que sa réputation d’astuce faisait lentement place à une renommée toute contraire. On en était venu à croire qu’il n’était pas impossible de spéculer sur la sottise du diable. Par exemple n’avait-il pas eu la naïveté de fournir à des architectes dans l’embarras des plans de construction superbes pour les cathédrales d’Aix-la-Chapelle et de Cologne ? Il est vrai qu’à Aix il avait exigé en récompense l’âme de la première personne qui entrerait dans l’église, et à Cologne celle de l’architecte lui-même ; mais il avait trouvé plus fin que lui. A Aix, on fit entrer une louve à coups de pique dans l’église récemment achevée ; à Cologne, l’architecte, déjà en possession du plan promis, au lieu de remettre à Satan une traite en due forme sur son âme, tire brusquement de dessous sa robe un ossement des onze mille vierges et le brandit au nez du diable, qui décampe en poussant mille jurons. On sait quel rôle de premier ordre lui est assigné dans le théâtre religieux du moyen âge. La rédemption passait encore dans l’imagination populaire pour une ruse divine saintement jouée aux dépens de l’ennemi des hommes. Il était donc naturel d’imaginer une foule d’autres cas où Satan était pris dans ses propres filets. Quels rires ces déconvenues excitaient chez le bon peuple ! A mille indices, on serait tenté de croire qu’il était devenu le personnage, sinon le plus sympathique, du moins le plus goûté des mystères. Les autres avaient leur rôle tout tracé par la tradition ; avec lui, on pouvait espérer de l’imprévu. Aussi pendant longtemps le voit-on représenter l’élément comique du drame religieux. Son caractère, moitié jocrisse, moitié gouailleur, se prête à tout. En France, où l’on a toujours aimé à soumettre le théâtre à des règles précises, il y eut un genre de pièces populaires qu’on appelait les diableries, mascarades grossières et souvent obscènes dans lesquelles devaient se démener au moins quatre diables. De là vient, paraît-il, l’expression faire le diable à quatre. En Allemagne aussi, le diable devient plaisant sur la scène. Il existe un vieux mystère saxon de la passion où Satan répète comme un écho moqueur les dernières paroles de Judas qui se pend ; puis, lorsque, selon la tradition sacrée, les entrailles du traître se sont répandues, il les ramasse dans un panier, et chante, en les emportant, une ariette appropriée à la circonstance.

Cela n’empêchait pourtant pas d’avoir le plus souvent une peur atroce du diable. Au théâtre, pendant le moyen âge, on était en quelque sorte à l’église. Là, rien ne défendait de berner à plaisir l’être détesté dont les maléfices étaient impuissans contre les