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repousser les suggestions, et dont la régénération morale seule délivre, mais délivre à coup sûr. On ne sait même plus lui conserver son vieux rôle dans le drame de la rédemption. Tout se passe maintenant entre le fidèle et son Dieu. En un mot, sans qu’on songe encore à nier l’existence et le pouvoir de Satan, tout en faisant même grand usage de son nom dans l’enseignement populaire et la prédication, la réforme le relègue lentement dans une sphère abstraite, idéale, sans relation bien claire avec la vie réelle. On le considérerait uniquement comme une personnification commode de la puissance du mal moral dans le monde, qu’il n’y aurait rien de changé dans la piété protestante[1]. Le catholicisme français dans sa plus belle période, c’est-à-dire au XVIIe siècle, subissant bien plus qu’on ne s’en doute l’influence de la réforme, présente un caractère tout semblable. Avec quelle sobriété ses plus illustres représentans, Bossuet, Fénelon, des prédicateurs même tels que Bourdaloue, traitent cette partie de la doctrine catholique ! Le bon goût chez eux tient lieu de rationalisme, et qui s’étonne en les lisant qu’un Louis XIV, qui pourtant n’était pas tendre dès qu’il s’agissait de religion, ait pu se montrer sceptique en fait de sorcellerie et moins superstitieux que messieurs de Rouen ?

Même au temps de la plus grande ignorance, il y avait eu des sceptiques à propos des sorciers et des sorcières. La loi lombarde, par une exception remarquable, avait interdit les poursuites contre les masques (c’est ainsi qu’on appelait les sorciers en Italie). Un roi de Hongrie, du XIe siècle, avait déclaré qu’il n’en fallait pas faire mention, par la simple raison qu’il n’y en avait pas. Un archevêque de Lyon, Agobard, avait rangé la croyance aux sabbats parmi les absurdités léguées par le paganisme aux ignorans. Le Marteau des sorcières devait certainement avoir en vue des adversaires qui niaient la sorcellerie et même l’intervention du diable dans les affaires humaines, lorsqu’il démontrait l’une et l’autre à grand renfort d’argumens scolastiques. A l’époque où les condamnations pour crime de convenant avec le diable étaient le plus fréquentes, il y eut un brave jésuite, du nom de Spee, chez qui le sens de l’humanité prévalut contre l’esprit de son ordre. Chargé de la direction des âmes en Franconie, il avait dû accompagner au bûcher, dans l’espace de quelques années, plus de deux cents prétendus sorciers. Un jour l’archevêque de Mayence, Philippe de Schœnborn, lui avait

  1. On peut trouver la confirmation de ce que nous avançons ici dans deux faits bien connus, quoique d’un ordre très différent. Le premier, c’est la conduite du médecin protestant Duncan dans l’affaire d’Urbain Grandier ; le second, c’est la transformation poétique de Satan sous la plume de Milton dans un milieu et dans un temps de rigoureuse orthodoxie.