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bien d’oser dire quelque chose de faux et de ne point oser dire quelque chose de vrai ! » Cicéron était pourtant un orateur. Longtemps avant lui, Thucydide avait écrit : « La plupart des hommes tiennent pour la chose la plus aisée la recherche du vrai, et ils sont toujours prêts à accepter la première tradition venue ; mais on fera bien de s’en fier aux preuves que j’ai données, tout insuffisantes qu’elles sont, plutôt que d’ajouter foi à ce qu’ont dit dans leurs chants des poètes enclins à l’exagération, ou dans leurs récits des écrivains plus disposés à plaire aux lecteurs qu’à leur dire la vérité. » Vingt-trois siècles se sont écoulés depuis Thucydide, et la méthode rigoureuse de cet historien n’a repris quelque faveur que de notre temps. C’est aujourd’hui seulement qu’une partie du public, le petit nombre, ose trouver la vérité plus belle que la gloire. Quelques téméraires se décident à descendre, un flambeau à la main, jusque dans les substructions, dans les souterrains mystérieux de l’histoire, au risque d’y mettre le feu. Ils disent aux peuples qui se vantent de leurs ancêtres : Montrez-nous vos titres ! On veut bien ne plus regarder les enquêtes historiques comme d’abominables profanations, et il commence à être possible aux gens de bonne foi, plus rares, hélas ! que les gens de foi, de porter la main sur le berceau des nations. De là les intéressans travaux que nous allons étudier sur les origines de la confédération helvétique.

Ces origines, il y a cinquante ans, reposaient sur deux légendes plus ou moins adroitement soudées l’une à l’autre : celle des trois Suisses et celle de Guillaume Tell ; il était alors dangereux de les contester. Quand Guillimann, historien de la fin du XVIe siècle, conçut le premier quelques doutes sur ces aventures, il se garda bien de le crier sur les toits ; il se contenta d’écrire à un de ses amis : « Quant à ce que vous me demandez au sujet de Tell, quoique dans mon livre sur l’ancienne histoire de la Suisse je me sois conformé, en ce qui le concerne, à la tradition vulgaire, je dois dire, après y avoir mûrement réfléchi, que je tiens le tout pour une pure fable, d’autant plus que je n’ai encore pu découvrir un écrivain, une chronique, anciens de plus d’un siècle, qui en fassent mention. Les gens d’Uri ne sont pas d’accord entre eux sur l’endroit où résidait Tell ; ils ne peuvent donner aucun renseignement ni sur sa famille ni sur ses descendans, quoique plusieurs autres familles qui remontent à la même époque subsistent encore. »

Quand plus tard, au siècle dernier, Freudenberger osa publier son fameux pamphlet Guillaume Tell, fable danoise, cet opuscule fut brûlé publiquement dans Altorf sur l’ordre des magistrats d’Uri ; on a même écrit, mais à tort, que l’auteur faillit subir le sort de son livre. Aujourd’hui, grâce à Dieu, les passions sont moins vives ; on ne soutient plus les traditions avec des auto-da-fé. Le