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promptement du bois, et elle se mit à préparer le bain malgré elle… »

Quelle vive lumière jetée tout à coup sur les faits deux ou trois siècles en arrière, et comme à cette distance les moindres détails, noyés jusqu’ici dans la brume, éclatent en plein soleil ! Tschudi n’est pas moins bien renseigné sur Melchthal et Stauffacher ; il connaît à fond son Guillaume Tell. Il sait toutes les dates sur le bout du doigt ; le chapeau de Gessler fut hissé sur une perche le jour de la Saint-Jacques, c’est-à-dire le 25 juillet 1307. Tell passa devant cette perche le dimanche après la Saint-Othmar, c’est-à-dire le 18 novembre (mais ici Tschudi a mal regardé ses almanachs ; ce dimanche, en 1307, tombait au 19 du mois). C’est le 1er janvier 1308 que croulent les premières forteresses ; c’est le 7 janvier que les trois cantons concluent une alliance pour dix ans. Tschudi sait tout, il était là ; il a entendu le fameux serment et l’a noté sur place ; il a été le parrain du Fürst d’Uri, qu’il nomme résolument Walther ; il vous dira l’âge exact du fils de Tell ; il a suivi l’archer pas à pas dans son évasion, et se souvient qu’il n’était pas encore tombé de neige sur la montagne ; tout cela est précis, possible, probable, « Plus il invente, mieux on le croit, » dit M. Rilliet. Tschudi eut donc l’honneur de fixer la légende, mais il fallut après lui la vulgariser. Ce fut l’œuvre de son ami, Josias Simler, de Zurich, qui publia en latin dès 1576 sa République des Suisses, abrégé fort bien fait qui, bientôt traduit en français et en allemand, passa le Rhin et les Alpes. Il ne restait plus qu’à mettre ces récits en beau style et à refaire à la moderne la vénérable construction de Tschudi. Jean de Müller fut l’architecte bien inspiré de cette œuvre décorative.

Cet écrivain possédait toutes les qualités oratoires qui peuvent valoir à un patriote habile et studieux le titre d’historien national. Les Tites-Lives, on le sait, réussissent mieux que les Thucydides, et ceux qui regardent l’histoire comme une branche de l’éloquence l’emportent généralement sur ceux qui la regardent comme une branche de la critique. Jean de Müller, adoptant les procédés de Tschudi, précisa davantage encore les détails ; de plus, il soigna la mise en scène. Son Guillaume Tell est décidément né à Burglen, il est devenu le gendre de Walther Fürst et il a deux fils, Guillaume et Walther ; il a même acquis avec le temps une postérité qui s’est perpétuée jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Gessler est baptisé du nom d’Hermann, et la femme de Stauffacher, trop longtemps anonyme, s’appellera désormais Marguerite Herlobig. L’habitation de cette dame, la maison convoitée par le bailli, est décrite avec soin : « bâtie sur des fondemens en pierre, construite en bois bien ouvragé, percée de fenêtres nombreuses, ornée de noms et de sentences, d’ailleurs spacieuse et brillante, » enfin un de ces grands chalets