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comme on en voit encore aujourd’hui. Pour justifier cette description, qui sera reproduite par Schiller, Jean de Müller, consciencieux à sa manière, affirme dans une note que « l’antiquité de cette façon de bâtir est prouvée par Priscus, Legatio ad Attilam. » Il ajoute que les fenêtres vitrées étaient déjà connues dans le pays. Il se trompe bien çà et là sur les lieux, mais ne manque jamais de couleur. Quand la barque où se trouvait Guillaume Tell « fut parvenue, dit-il, un peu au-delà du Grütli, le föhn s’élança des gorges du Saint-Gothard avec sa violence ordinaire ; le lac étroit soulevait ses ondes furieuses et s’entr’ouvrait, l’abîme grondait, l’écho des montagnes répétait ce grondement effroyable. On rama dans l’angoisse, en longeant les terribles rochers du rivage, jusqu’à l’Axenberg, sur la droite quand on sort d’Uri. » En écrivant ceci, Jean de Müller n’a point fait la réflexion que, si le föhn eût soufflé pendant cette traversée, la barque, qui avait déjà passé le Grütli, n’aurait pu remonter contre le vent jusqu’à la Tellenplatte : elle eût été poussée du côté de Brunnen ; mais qu’importe ? Le lecteur a frémi. C’est Jean de Müller qui le premier s’est inquiété du paysage ; la scène du Grütli, jusqu’ici bien effacée, va rayonner d’un éclat prodigieux, c’est lui qui l’a mise en pleine lumière, et l’on pourrait proclamer qu’il en fut le créateur.

« Dans la nuit du mercredi avant la Saint-Martin, au mois de novembre, Fürst, Melchthal et Stauffacher amenèrent chacun en ce lieu dix hommes d’honneur de son pays qui avaient loyalement ouvert leur cœur. Lorsque ces trente-trois hommes courageux, pleins du sentiment de leur liberté héréditaire et de leur éternelle alliance, unis de l’amitié la plus intime par les périls du temps, se trouvèrent ensemble au Grütli, ils n’eurent peur ni du roi Albert ni de la puissance de l’Autriche. Dans cette nuit, le cœur ému, se donnant tous la main, voici ce qu’ils se promirent. — En cette entreprise, nul d’entre eux n’agira selon ses propres idées ni n’abandonnera les autres ; ils vivront et mourront dans cette amitié ; chacun maintiendra d’après le conseil commun le peuple innocent et opprimé de sa vallée dans les antiques droits de sa liberté, de manière que tous les Suisses jouissent à jamais des fruits de cette union. Ils n’enlèveront aux comtes de Habsbourg quoi que ce soit de leurs biens, de leurs droits ou de leurs serfs : les gouverneurs, leur suite, leurs valets et leurs soldats mercenaires ne perdront pas une goutte de sang ; mais la liberté qu’ils ont reçue de leurs ancêtres, ils veulent la conserver intacte et la transmettre à leurs neveux. — Tous ayant pris cette ferme résolution, et dans la pensée que de leur succès dépendait probablement la destinée de toute leur postérité, chacun d’eux regardait son ami avec un visage confiant et lui serrait cordialement la main. Walther Fürst, Werner Stauffacher et