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bère qu’on m’attaque dans les cercles et dans les repas, in conviviis, in circulis ». Les repas, les cercles, les lieux où se réunissait d’ordinaire la bonne compagnie, ce que nous appelons le monde aujourd’hui, étaient donc le centre de cette opposition de Rome ; c’est là qu’il faut l’aller prendre et l’étudier. — On a remarqué avec raison que vers le temps de Cicéron et de César, dans ce déclin de la vie publique, la vie du monde commençait. L’empire, on le pense bien, n’arrêta pas ce mouvement : il diminua l’intérêt qu’on pouvait prendre à la politique, et fit beaucoup de désœuvrés. Tout ce temps que n’occupaient plus le soin des candidatures et les affaires d’un parti, c’est au monde qu’on le consacra ; plus que jamais on mit tout le plaisir de la vie dans ces réunions aimables où les gens bien élevés se rencontraient. La présence de plus en plus régulière des femmes donnait à ces sociétés un caractère nouveau. Elles n’avaient jamais été à Rome aussi esclaves qu’on le dit ; l’empire acheva de les émanciper. Elles se délivraient tous les jours de cette réclusion domestique à laquelle les anciens usages prétendaient les condamner ; elles allaient partout, sans soulever les mêmes réclamations qu’autrefois, non-seulement à ces assemblées légères qui avaient le plaisir pour objet, mais aux plus sérieuses, où l’on est un peu surpris de les trouver. Il y avait des femmes à ce repas que l’empereur Othon donnait à ses amis le soir où une révolte des prétoriens vint si mal à propos déranger les convives ; il y en avait aussi à ce dernier entretien de Thraséa, qu’il ne quitta que pour mourir. En présence des femmes, on ne peut plus discuter, on cause ; Sénèque a défini à merveille cette conversation du monde qui effleure tout et n’épuise rien, varius sermo nullam rem usque ad exitum adducens, sed aliunde alio transiliens. Lui-même y excelle, et il en donne l’exemple comme le précepte. On voit bien que c’est pour le monde que ses ouvrages sont écrits ; c’est là que sa morale s’adresse, elle suppose des gens riches et oisifs, s’occupant beaucoup des autres et d’eux-mêmes, habiles à découvrir les motifs secrets des actions et les replis des caractères.

De quoi parlait-on d’ordinaire dans ces assemblées ? D’abord beaucoup de soi et des autres. L’habitude de vivre ensemble donne le goût de s’étudier, de connaître à fond les passions et les caractères. Dans cette immense ville, qui contenait le monde entier, comme dit Lucain, où se livraient tous les jours tant de combats acharnés pour la conquête du pouvoir et de la fortune, les sujets d’étude ne manquaient pas à ces moralistes mondains. Ils ramassaient les anecdotes piquantes sur les personnages connus, et venaient les raconter le soir à leurs amis. On devait aussi beaucoup causer de littérature. Tout ce grand monde de Rome aimait les let-