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REVUE. — CHRONIQUE.

Nuremberg. Le public, au début, s’était armé de patience, il a subi sans sourciller les premières décharges de cette artillerie, et ce n’est que lorsque la position n’a vraiment plus été tenable qu’il s’est mis à riposter à sa manière. Aux sifflets sont venus naturellement se mêler les applaudissemens frénétiques des amis, et le scandale a recommencé de plus belle le dimanche suivant quand l’orchestre a voulu reprendre ce morceau, tranchons le mot, cette cacophonie. Les Allemands ont un terme pour désigner de pareils chefs-d’œuvre : ils appellent cela Katzenmusik, ce qui signifie qu’il y a de ces dissonances contre lesquelles la nature se révolte : les chiens aboient, les chats miaulent et les hommes sifflent. Il va sans dire que la partie enthousiaste ne s’est point tenue pour battue. Les corybantes du demi-dieu de Lucerne ont entonné de nouveau le Pæan usité dans la circonstance, on a crié à la cabale, au génie incompris, et répété pour la centième fois que ce qui arrive à M. Richard Wagner s’était jadis passé pour Beethoven et pour Weber, comme si les circonstances étaient les mêmes, comme s’il fallait compter pour rien la somme de connaissances acquises pendant ces quarante dernières années. — Mais, braves gens, vous n’y songez pas ! Le public d’autrefois qui sifflait la Pastorale et la scène des balles dans Freyschütz en était encore aux ritournelles de Dalayrac et de Gaveaux, de Champein, de Lebrun et de Berton, tandis que c’est le public même de Beethoven et de Weber, de Haydn, de Mozart et de Mendelssohn, qui siffle aujourd’hui M. Richard Wagner. Si le maître de chapelle du roi de Bavière n’avait eu affaire qu’à des cabales, voici longtemps que sa cause serait gagnée. Le génie qui au bout de quinze ou vingt ans n’a point prévalu n’est qu’un faux génie qui, lorsqu’il se plaint de la cabale, manque absolument de bonne foi, car, loin de nuire à ses intérêts, la cabale s’exerce alors à son profit, et tous ces bruits, tous ces petits scandales renouvelés à point nommé, aident tant bien que mal l’œuvre et le nom à subsister.

On se tromperait fort du reste à croire que notre public soit le seul à se moquer de la mélodie continue. Même en Allemagne, les rieurs abondent, et ceux qui voudraient des preuves en trouveraient dans un très amusant volume publié par M. Paul Lindau[1]. C’est l’histoire pittoresque et anecdotique du Tannhäuser à Paris. Ces pages méritent d’être parcourues ; on y voit un critique allemand, homme d’esprit, parler sans haine de la France, et qui consent à ne pas faire des œuvres de M. Richard Wagner une question internationale. Suivons l’auteur dans sa narration rétrospective, car il sait mieux que nous et par le menu comment les choses se sont passées, il cite même des noms que nous

  1. Die Geschichte von Richard Wagner’s « Tannhäuser » in Paris, von Paul Lindau. Stuttgart, A. Kröner.