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meur. Il se trouvait ainsi averti par nous-mêmes de nos dispositions, nous n’agissions pas par surprise, et cela nous mettait à l’abri du reproche d’ingratitude envers un personnage qui s’était acquis par un accueil loyal des droits à nos égards.

A peine étions-nous rentrés dans le grenier que nous avions choisi pour demeure dans le palais des bacheliers, — c’était la pièce la mieux fermée de l’édifice, la plus facile à défendre contre la foule et contre le froid, — que nous reçûmes sur papier rouge une invitation à dîner du général musulman Ma-Tagen, le commandant en chef des troupes impériales, qui fut si cavalièrement traité par le gouverneur de Lin-ngan, son subordonné. Des bruits fâcheux couraient sur les intentions cachées de ce général, bruits souvent justifiés par son attitude; il était donc très important pour nous, s’il était en effet porté vers les rebelles par quelques préférences secrètes, très vraisemblables d’ailleurs, de nous ménager ses bonnes grâces et au besoin son appui. — La ville était serrée de près par l’armée ennemie, les postes avancés venaient de tomber au pouvoir de celle-ci, et à chaque instant Yunan-sen elle-même pouvait être prise. La fuite des habitans en mesure de s’éloigner était déjà commencée. Deux courans contraires se heurtaient aux portes; les petits marchands cherchaient à gagner la montagne pour y cacher leur argent, tandis que les gens de la banlieue voulaient abriter leurs personnes derrière les murailles de la ville. Quant aux gros négocians, ils ont depuis longtemps quitté la place; le commerce moyen demeure seul cloué à son poste et ne ferme pas ses boutiques, parce que tout magasin fermé est assuré d’être pillé sans merci en cas de prise de la ville ou même de trouble intérieur. En de telles circonstances, nous ne pouvions qu’accepter avec plaisir les avances de Ma-Tagen, et puisqu’il festinait au lieu d’aller se battre, nous n’avions pas de raison pour nous montrer meilleurs Chinois que lui. Nous revêtîmes donc les différentes parties du costume bizarre que nous nous étions composé à la hâte, car les débris de notre garde-robe européenne jonchaient les forêts du Laos, et nous nous rendîmes au yamen du général. Nous le trouvâmes assis à une table de jeu, au centre de la première cour, entouré de ses compagnons et menant à fin une partie d’échecs qui paraissait absorber toute son attention. Il se souleva à peine de son siège pour nous recevoir, et nous fit conduire par un de ses familiers dans une sorte de petit salon élégamment meublé, où nous prîmes le thé en attendant notre amphitryon. Le bruit des éclats de rire et des plaisanteries soldatesques arrivait jusque-là, et nous évoquions malgré nous le souvenir de ces scènes de garnison si souvent reproduites sur certains de nos théâtres. Il était impossible d’ailleurs de se sentir offensé des façons cavalières de Ma-Tagen. Parti de très bas, il avait con-