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science de ce qui lui manquait, et au lieu d’imiter gauchement les raffinemens de la civilité chinoise, il affectait bien plutôt une liberté d’allures et de tenue voisine du débraillé, mais qui avait l’avantage de mettre ses hôtes fort à l’aise avec lui. Nous examinâmes à loisir les différentes pièces du yamen; il était comfortable et révélait un homme sûr du lendemain. Des peintures chinoises, des lanternes cantonnaises, ornaient les murs et les plafonds; dans un cabinet attenant au salon, deux jeunes misses au pastel semblaient tout effrayées de se trouver dans la possession d’un tel soudard, fervent disciple de Mahomet. C’est en effet sur Médine et La Mecque qu’il nous interrogea d’abord, dès qu’il nous eut rejoints. Le ramadan était commencé. A l’abstinence diurne avait succédé l’orgie de la nuit, et Ma-Tagen en portait encore les traces sur son front déprimé et sillonné de rides, dans ses yeux chassieux et injectés de sang, dans sa voix éraillée, mais puissante. Hormis le prophète et le Koran, un seul sujet l’intéressait, la guerre et les instrumens de guerre. Les cours de son palais étaient remplies de lances disposées en faisceaux, les corridors de sacs de balles, de chevrotines et de biscaïens. Ce qui nous étonna davantage, ce fut son arsenal abondamment pourvu d’armes européennes qu’il nous fit visiter en détail : fusils doubles ordinaires, fusils se chargeant par la culasse, carabines rayées, revolvers, pistolets de tout genre, rien n’y manquait, et j’ai même remarqué là certains systèmes qui ne m’étaient jamais tombés sous les yeux en Europe. Ma-Tagen est grand seigneur; il entretient à Sanghaï et à Canton des agens qui l’approvisionnent sans s’inquiéter des prix élevés qu’on leur demande. En raison de l’état de la province, il accapare l’impôt, celui des salines particulièrement, et, par une confusion facile à faire entre le trésor public et sa fortune particulière, il dispose de sommes énormes qui paient le luxe de sa maison. Cet homme étrange passe des journées entières à s’exercer au tir; les murs, les colonnes, les tableaux, tout sert de but à son adresse, et je m’aperçois que le dossier de la chaise sur laquelle je suis assis est traversé de vingt balles. La maison tout entière en est criblée, et j’ai vu le moment où un domestique passant au fond de la cour allait lui servir de cible. Les mauvaises langues l’accusent d’avoir tué deux de ses enfans. Il ne s’épargne pas lui-même aux jours de combat; il est couvert de blessures, et il s’est entièrement dépouillé de ses habits pour nous montrer des cicatrices dont il est fier. Nous ne nous attendions guère à rencontrer en Chine un homme de ce caractère, qui eût été mieux placé à la cour des vieux sultans. Quoi qu’il en soit, nous étions venus pour dîner, et après avoir fait longuement connaissance avec les richesses du palais et les bizarreries du propriétaire, nous nous mîmes à table. — On apporte d’abord devant nous des