Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A partir de ce moment, Schopenhauer se laisse oublier pendant quinze ans. Il vivait à Berlin presque en étranger, quoiqu’il connût tout le monde et notamment Alexandre de Humboldt, retranché dans son pessimisme comme dans un fort inaccessible, mécontent de ce séjour, mais ne daignant pas changer et se moquant des Berlinois. Il écrivait de Francfort, où il était venu demeurer en 1831 : « On se tue donc beaucoup cette année à Berlin ? Cela ne m’étonne pas, c’est au physique et au moral un nid de malédiction. Je suis bien obligé au choléra de m’en avoir chassé il y a vingt-trois ans, et de m’avoir amené ici, où le climat est plus doux et la vie plus facile ; c’est un séjour tout fait pour un ermite ; » ce qui du reste ne l’empêchait pas d’appeler Francfort son Abdère, soit en souvenir de Démocrite, qui riait comme lui des folies humaines, soit par allusion à la renommée de stupidité des Abdéritains. Il n’était toutefois ni désœuvré ni découragé. Fort attentif aux progrès des sciences positives, il y trouvait des confirmations inattendues de sa doctrine ; il entourait ses idées de nouvelles lumières, il recueillait nombre d’observations de toute espèce et les incorporait à son grand ouvrage, qui reparut en 1844, augmenté du double, mais sans que le plan et la forme fussent aucunement modifiés. Il composait en 1838 un mémoire sur la question mise au concours par la Société royale des sciences de Norvège, De la liberté de la volonté. Ce remarquable mémoire, qui a pour épigraphe un mot inquiétant : « la liberté est un mystère, » et qui la transporte du domaine de l’expérience, où règne souverainement la loi de causalité, dans la région transcendantale, n’en était pas moins couronné. L’académie avait-elle compris ? Je ne sais ; mais un second mémoire, présenté l’année suivante à la Société royale, de Danemark sur une question qui se rattache étroitement à la précédente, sur le fondement de la morale, fut moins heureux. La réponse ne parut pas suffisante. En outre l’auteur se livrait contre diverses doctrines à une discussion relevée çà et là d’invectives, et dont le style salé rappelle un peu trop par momens la polémique en latin des érudits d’autrefois. On trouva, non sans quelque raison, peu décentes ces attaques contre des philosophes dont on ne pouvait encore à cette époque parler qu’avec respect. On s’est accoutumé depuis lors à de tout autres libertés avec ces philosophes souverains, summi philosophi, qui étaient entre autres Fichte et Hegel.

Cependant l’autorité de Hegel lui-même commençait dès ce temps à baisser. Les dissidences qui se faisaient jour par degrés au sein de l’école sur les vraies tendances du maître et les applications sociales de sa doctrine, l’introduction des passions religieuses et politiques dans le débat, présageaient une dissolution plus ou moins prochaine. L’année 1848 porta le coup mortel au système ; mais