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paroisse, Ovikné, au cœur de la Norvège. La nature alpestre, d’une sublimité effrayante, au milieu de laquelle il grandit fut la forte impression de son enfance. D’immenses murailles de rochers gris, aux reflets bleuâtres, dressés contre le ciel et jetant dans les vallées leurs ombres colossales, puis des collines, de vastes bruyères, des forêts de sapins maigres, des ravines pleines de genévriers touffus qu’habite encore « l’ours roi, » des torrens furieux se gonflant comme des fleuves à la fonte des neiges, et qui semblent vouloir entraîner toute la montagne vers la mer, voilà le monde sauvage sur lequel l’enfant ouvrit ses yeux étonnés. Ce qui augmente la grandeur uniforme du paysage, ce sont les longues nuits d’hiver, où tous ces objets prennent des proportions fantastiques ; alors chaque montagne devient un géant bizarre et monstrueux. Par contre, le soleil a des rayons rouges en été, de chaudes caresses qui font sortir les gnomes curieux de leurs cavernes et flotter la fée rose, au lumineux sourire, dans la blanche poussière des cascades. L’âme de l’enfant se plongea dans cette nature, qui tantôt le terrifiait et le repoussait, tantôt le fascinait et l’attirait doucement dans ses profondeurs magiques, où il croyait voir s’agiter confusément une foule de divinités redoutables ou séduisantes.

À cette impression se joignit celle de l’église et du presbytère paternel. C’était une de ces églises isolées au milieu d’une vallée, car dans le Dovrefield il n’y a guère de villages proprement dits, les habitations d’une même commune sont fort dispersées. Là, cette église solitaire, qui règle et consacre tous les actes de la vie, seul signe visible du monde idéal que l’homme porte en lui, a une grande puissance sur les âmes. Le paysan y rattache tous ses devoirs, tous les sentimens purs et toutes les espérances. Si le culte chrétien est une contradiction en Grèce et en Italie, sur les terres du soleil, où naquirent les dieux immortels de la beauté et de la joie, l’image douloureuse du Christ a une force étrange dans ces montagnes ; la religion du sacrifice y est plus naturelle, et une pauvre église de bois a pour les simples une muette éloquence. Biœrnson subit également ces deux impressions : la nature avec sa magie toute païenne et la religion avec ses émotions morales. Elles dominent sa vie, et se retrouvent dans ses œuvres comme une contradiction non résolue.

On devine que cette enfance fut monotone, les visites n’abondaient pas au presbytère ; étant l’aîné de la famille, l’enfant resta livré à lui-même. La Bible, les contes populaires, quelques sagas, ce furent ses seules lectures pendant les longues soirées d’hiver. Pourtant c’était sa saison favorite, car alors, le père l’emmenait en traîneau, et ils descendaient la montagne avec la rapidité de