Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/577

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
571
LA VRAIE ET LA FAUSSE DÉMOCRATIE.

gouvernante ;… mais, lorsque les États-Unis auront à affronter de pareilles épreuves dans le courant du siècle prochain, peut-être ; même dans le siècle où nous vivons, comment vous en tirerez-vous ? Je vous souhaite de tout cœur une heureuse délivrance ; mais ma raison, et mes souhaits ont peine à s’entendre, et je ne puis m’empêcher de prévoir ce qu’il y a de pire. Il est clair comme le jour que votre gouvernement ne sera jamais capable de contenir une, majorité souffrante et irritée, car chez vous la majorité est le gouvernement, et les riches, qui sont en minorité, sont absolument à sa merci. Un jour viendra dans l’état de New-York où la multitude, entre une moitié de déjeuner et la perspective d’une moitié de dîner, nommera les législateurs. Est-il possible de concevoir un doute sur le genre de législateurs qui sera nommé ? D’un côté, un homme d’état prêchant la patience, le respect des droits acquis, l’observance de la foi publique ; d’un autre côté, un démagogue déclamant contre la tyrannie des capitalistes et des usuriers, et se demandant pourquoi les uns boivent du vin de Champagne et se promènent en voiture, tandis que tant d’honnêtes gens manquent du nécessaire. Lequel de ces candidats, pensez-vous, aura la préférence de l’ouvrier qui vient d’entendre ses enfans lui demander plus de pain ? J’en ai bien peur, vous ferez alors de ces choses après lesquelles la prospérité ne peut plus reparaître. Alors, ou quelque César, quelque Napoléon prendra d’une main puissante les rênes du gouvernement, ou votre république sera aussi affreusement pillée et ravagée au xxe siècle que l’a été l’empire romain par les barbares du ve siècle, avec cette différence que les dévastateurs de l’empire romain, les Huns et les Vandales, venaient du dehors, tandis que vos barbares seront les enfans de votre pays et l’œuvre de vos institutions. »

Ainsi la démocratie américaine elle-même se trouverait un jour en face de la question sociale. Ce jour peut être prévu, presque annoncé à une date fixe ; mais, quelle que soit la justesse de ces prévisions pour ce qui concerne les États-Unis, il n’est guère contestable que le péril au moins, sinon la certitude des catastrophes, existe pour toutes les sociétés démocratiques, puisque dans chacune d’elles il y a une majorité de pauvres en opposition complète d’intérêts apparens avec une minorité de riches. — Supposons, si l’on veut, la majorité suffisamment intelligente pour comprendre qu’il n’est pas de son intérêt d’affaiblir la propriété, et qu’elle serait affaiblie par tout acte de spoliation arbitraire. M. Mill montre à merveille que même alors il y a grande chance d’oppression pour la classe la moins nombreuse, et qu’il est plus d’une espèce de tyrannie à craindre de la part de la classe dominante. Par exemple, le gouvernement de la majorité ne sera-t-il pas tenté de rejeter sur les