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immenses paysages de Joseph Vernet, les plus beaux certainement que cet artiste ait jamais peints, si beaux qu’ils ne pâlissent pas à côté de Claude, et qu’au premier regard nous les avons pris pour des œuvres de notre grand paysagiste. N’oubliez pas ces deux Joseph Vernet, si vous visitez Rome ; notre école française y a laissé peu de choses qui lui fassent un aussi réel honneur.

Les Flamands et les Hollandais illustres sont représentés à Rome par un très petit nombre d’œuvres ; cependant ils y tiennent leur rang, et quelques-unes de leurs toiles méritent l’attention. Nous avons eu la satisfaction de voir que notre ancienne connaissance Rembrandt ne pâlissait nullement dans le voisinage des maîtres italiens. Il garde d’autant mieux sa place en leur présence qu’il n’a rien de commun avec eux, et il redoute d’autant moins la comparaison qu’il ne la provoque pas. On ne peut prendre sa mesure avec l’aune de l’art italien, car cette aune a été faite pour des formes de génie sans rapport aucun avec les siennes. Il n’est ni plus petit ni plus grand, il est autre, et la seule relation qu’il ait avec les Italiens, c’est qu’il s’est servi comme eux de la toile et des couleurs pour exprimer des pensées. Le plus beau Raphaël du monde ne peut empêcher le petit Philosophe de la galerie Barberini d’être une merveille. Ce philosophe se trouve justement dans cette galerie en face du superbe portrait de la Fornarina nue ; ni l’un ni l’autre ne perd rien à cette opposition, et l’admiration qu’ils accaparent tour à tour n’établit pas entre eux plus de relations qu’elle n’en établirait, s’ils étaient vivans. Ce sont les contrées intermédiaires entre les pôles que l’on peut comparer et préférer, non les pôles eux-mêmes : or Rembrandt est un des pôles de ce monde de l’art, et Raphaël est l’autre. À eux deux, ils représentent les deux seules missions que l’on puisse assigner à la peinture, les deux seules missions entre lesquelles le choix de la pensée puisse hésiter quand elle essaie de se rendre compte nettement de la nature et du but de cet art : l’expression de la beauté idéale, la représentation du monde sensible. Et cependant, opposés comme ils le sont, les grands courans moraux de l’âme humaine, nécessairement identique à elle-même, établissent entre ces deux pôles je ne sais quelles étranges et lointaines affinités. Ces deux grands hommes se ressemblent par un point, c’est que ni l’un ni l’autre ne s’est arrêté à mi-chemin ; ils sont allés tous deux jusqu’au bout du voyage. Aussi se rencontrent-ils dans la poésie, qui est le terme souverain de l’art. Chez l’un, les pures conceptions de l’idéal se sont incarnées dans les formes les plus florissantes de la réalité ; chez l’autre, les contingences du monde sensible, transfigurées par la magie de la lumière, ont rejoint le monde idéal. Ils ont accompli le voyage en sens